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les fils d’Adam se succéderont, jusqu’au moment où le globe épuisé, en se tarissant sous leurs pieds, mettra fin à leurs efforts. Déjà la chaleur diminue... » Or, Vassili Manès et Floris sont, vers Médine, dans un enclos où la tradition place le sépulcre d’Eve. Après le départ de Manès, Floris, au moment de mourir, évoque le souvenir de la première femme : « Mère, ô mère auguste des hommes, toi qui reposes, loin des vivants, sous ce tertre solitaire, me voici devant toi, le plus triste de tes fils... Puisque la joie n’est qu’un nom, puisque l’amour n’est qu’une ombre, puisque tout plaisir s’évanouit, puisqu’il n’est rien que misère, anxiété, illusion, vide, néant, j’ai assez respiré la vie... Mère, ô grande mère, reçois-moi ! » Il chancelle et il s’abat sur le vain tumulus d’Eve. Ainsi tombe l’action, que la pensée n’a pu réconforter dans son chagrin. José-Maria, le prélat mystique, adresse la plus dolente prière à l’Infini, à l’Essence, à l’Être ; « Nous l’appelons la Vérité ; l’antithèse de la vérité et de l’erreur n’existe pas pour l’Être infini. Nous l’appelons la Lumière, la Vie ; mais il n’y a pour lui ni vie ni mort, ni obscurité ni lumière. L’Éternel ; mais, en lui, le temps ne se distingue pas de l’éternité. L’Être ; mais l’être n’est conçu que comme opposé au non-être. Adoration à l’Ineffable, à l’Indicible, à l’Incompréhensible ! Adoration à l’absolu Néant ! Adoration à l’éternel Mystère ! » José-Maria regarde la mer où ne luit que la flamme d’un écueil. Passent des vols de corneilles marines. Elles tournent sans se lasser. « Et l’archevêque les voit, — mélancolique image de la vie et des générations des hommes, — surgir soudain et passer vite, noires sur ce fond de feu, puis s’engloutir dans les ténèbres. » C’est la fin de ce roman, qui nous a trompés longtemps par de vives gaîtés stendhaliennes.

Ces méditations relatives à la destinée de l’humanité en ce monde, qui sont la secrète substance des romans de M. Élémir Bourges, et qui s’épanouissent à la fin de son dernier roman, ces grandes méditations emplissent tout le livre bizarre et beau de la Nef.

Bizarre, ce livre, et d’un genre qui n’a pas de nom : c’est un poème en prose, un dialogue philosophique, un drame, une histoire. Et c’est un ouvrage d’une lecture extrêmement difficile ; je n’ose pas dire, ennuyeuse, mais longue et incommode.

Voilà son principal défaut. Quatre cent cinquante-sept pages in-octavo, d’une éloquence continue, et toute pleine de beautés, les beautés mêmes continues : l’auteur ne tient compte aucunement de notre faiblesse, ni d’une frivolité, sans doute méprisable, et qui est pourtant l’un des caractères de l’esprit humain.