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Il semble à trois gredins dans leur petit cerveau
Que, pour être imprimés et reliés en veau,
Les voilà dans l’État d’importantes personnes...


Il la scandait de petits rires sarcastiques ; tandis que Mounet, lui, répondait en lançant, avec une furia digne d’Alceste, tout le morceau dont la forte éloquence provoque la réplique de Philaminte :


Votre chaleur est grande, et cet emportement
De la nature en vous marque le mouvement...


Et Mounet-Sully ne manquait jamais d’ajouter : « Dieu ! que j’étais mauvais lorsque j’ai concouru là-dedans ! Dire que l’on m’a donné quand même un second prix ! »

Voilà donc, une fois encore, la légende des erreurs du jury controuvée, et par un témoin intéressé ! Au reste, Mounet eut des débuts presque... décourageants. J’étais collégien lorsqu’il jouait, avec Marie Colombier, à l’Odéon, quelques mois avant la guerre de 1870, le rôle d’un chef gaulois romantique dans un acte en vers intitulé Flava. Il marchait en danseur, tel feu Ballande, son premier professeur ; il restait un pied en l’air, en exhalant ses périodes amoureuses ; et, plein de maladresse, il se cognait à ses entrées, à ses sorties, dans le décor dont il entraînait quasiment la chute. Cette tragédie se termina au milieu d’un fou rire. Et cependant, je n’avais pas oublié la belle figure du chef gaulois, lorsque André Gill nous fit, la veille du début de Mounet, rue de Richelieu, dîner ensemble chez un vague restaurateur, proche l’Odéon, d’où nous lisions sur une devanture voisine : « Ici, tous les jours, bouillon et bœuf de cheval, » et, sur l’enseigne d’un pâtissier, en face : « Aux petits-fours de l’Odéon. » En échangeant les premières politesses, je ne pus m’empêcher d’exalter ma vision de Flava, et Mounet s’écria, avec la naïveté charmante qui le caractérisait : « N’est-ce pas que c’était splendide ! Notre scène avec Marie Colombier était superbe. Et quel effet ! » D’où je conclus qu’il n’avait rien vu, rien entendu des manifestations joyeuses de la salle. Il était tout à son rêve. Quel exemple à citer aux « jeunes ! » J’admirai profondément Mounet dès ce jour-là ; j’eus la vision immédiate de la destinée de ce protagoniste tragique, de ce miracle humain d’harmonie dont la