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au récit du concours de 1862. Sarah nous donne, d’abord, de curieuses appréciations sur les maîtres dont elle suivait les cours (dévotieusement, dit-elle). Régnier était le plus accueillant. Provost indiquait large. Sam son indiquait juste, et se préoccupait surtout des finales. Il n’admettait pas qu’on laissât tomber les phrases. — Et comme il avait raison ! — « J’eus, deux mois avant mon second concours, le chagrin de changer de professeur : Provost tomba très malade, et Samson me prit dans sa classe. Il comptait beaucoup sur moi ; mais il était autoritaire et tenace. Il m’imposa deux très mauvaises scènes dans deux très mauvaises pièces : Hortense de l’École des vieillards de Casimir Delavigne, pour la comédie, et la Fille du Cid, également de Casimir Delavigne, pour la tragédie... Le jour du concours arriva. J’étais laide. Maman avait exigé que je me fisse coiffer par son coiffeur. Et j’avais pleuré, sangloté, en voyant ce Figaro me faire des raies sur la tête, dans tous les sens, pour séparer ma crinière rebelle... » Son tour venu, la jeune martyre est appelée : « J’entrai en scène. Je fus surprise par le son de ma voix que je ne reconnaissais plus. J’avais tant pleuré que mon cerveau s’était pris ; et je parlais du nez... » Le concours de tragédie fut un désastre. Sarah se rattrape en comédie ; elle est fort applaudie... mais elle n’a que le second prix : le premier est donné à Marie Lloyd.

Elle juge alors sa partenaire et le jury également ; elle nous explique les raisons du succès de sa compétitrice, de son échec à elle : « Le jury avait été de bonne foi, dit-elle ; Lloyd était entrée rieuse et radieuse en Célimène ; et, malgré la monotonie de son débit, la mollesse de sa diction, l’impersonnalité de son jeu, elle avait remporté les suffrages : parce qu’elle était la personnification de Célimène, cette coquette de vingt ans si inconsciemment cruelle. Elle avait réalisé, pour chacun, l’idéal rêvé par Molière. Cette première leçon si douloureuse me servit beaucoup dans ma carrière. Je n’ai jamais oublié le prix de Mario Lloyd. Et chaque fois que je crée un rôle, le personnage se présente devant moi costumé, coiffé, marchant, saluant, s’asseyant, se levant ! » Cet échec de Sarah-Bernhardt au Conservatoire n’a donc rien de mystérieux ; et il n’a pas empêché la prodigieuse artiste de réaliser une carrière, la plus extraordinaire qui soit dans les annales du théâtre.

Plus tard, quelques années après la guerre de 1870, La