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interprète, il est loisible de contempler cet homme singulier : une petite tête ronde et fine, tondue ras, des yeux verts, inquiets, souvent baissés ; une moustache noire, rare et tombante ; l’air sournois et rusé ; des mains délicates, aux ongles longs ; il semble mal à l’aise dans cet uniforme neuf sur lequel s’étalent trois gigantesques plaques : il forme une violente opposition avec Joffre, puissant, massif, au clair regard bleu dont émane un mélange de force et de douceur.

Parmi les spectateurs de l’entretien, on se conte l’aventure de ce singulier héros.

Il a cinquante-cinq ans environ ; il débuta comme vétérinaire de foire, ce qui est synonyme en Chine de baladin. La guerre sino-japonaise le trouve simple soldat ; il déserte ; on le recherche, et, sur le point d’être pris, il se réfugie chez des religieuses françaises auxquelles il déclare désirer se convertir au christianisme ; pendant six mois, le nouveau catéchumène édifie ses saintes protectrices ; puis un beau jour, sans crier gare, comptant bien que les autorités chinoises ont perdu sa trace, il se sauve et bat la campagne : il se fait chef de bande, tout petit chef de bande pour commencer, avec sept ou huit misérables ; mais dans cet étonnant pays, ce métier est plein d’avenir, lorsqu’on y apporte de l’audace ; bientôt la troupe s’augmente, et lorsqu’éclate la guerre russo-japonaise, le nouveau condottiere se trouve à la tête de trois cents soldats. Or, dans le moment, de telles bandes trouvaient facilement à s’employer contre les communications russes ; c’était là une occasion d’activité rémunératrice ; il accourt. À la fin de la guerre, il éprouve le besoin de rentrer dans une vie moins aventureuse ; comme il a fait preuve de qualités militaires, il devient capitaine dans l’armée régulière chinoise. Dès lors, sa fortune est rapide ; mettant à profit les changements de régime, son incontestable intelligence, son influence croissante, il parvient en peu d’années au sommet de la hiérarchie. Il est aujourd’hui maréchal, règne en maître indiscuté sur les trois provinces orientales qui forment la Mandchourie ; on l’appelle le Bouddha de la Guerre ; il possède une armée de 200 000 hommes à peu près nourris, équipés et armés. Il fait régner l’ordre sur tout son domaine par le moyen le plus efficace : la terreur ; on ne compte plus les têtes qu’il a fait couper, en commençant par ses plus intimes amis dont il se méfie d’abord.