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s’est inclinée sur un être neuf. Le poète devait, toute sa vie, garder à son premier maître, dans son cœur, une place rigoureusement isolée. Afin de continuer à le voir tel que son imagination juvénile le couronna, il n’hésite guère à modifier le personnage, — déjà remarquable dans sa vérité, — pour le peindre au cours des Confidences et surtout pour composer la figure de Jocelyn.

D’ailleurs n’y a-t-il pas, dans un « arrangement » de Lamartine, quelque chose de candide et d’ostensible qui désarme ? Chez lui, on le sent bien, c’est encore prodigalité. Loin de nous frustrer, il nous comble ! Est-ce mentir, que mentir comme la lumière qui transfigure ? Peut-on reprocher aux poètes de mettre sur les choses ce que d’autres n’y mettraient point ? Ne les rendent-ils pas à leur destin véritable, à leur sens caché, et s’il nous convient, ces créateurs d’illusion, à écouler un divin silence, comment nous plaindre quand ce qu’ils y ajoutent, ce sont les rossignols ? — Poésie, poésie, état de grâce entre la réalité et la chimère !...

Mais revenons aux huissiers du curé de Bussières. Du pieux souvenir d’un ami au règlement des dettes de cet ami, peut-il y avoir plus d’un pas pour Lamartine ? Lisons l’épitre par laquelle il remercie Montherot d’avoir payé en son nom, sans même le consulter.


ÉPÎTRE VI


Florence, 12 février 1828.

Oh ! bravo, Montherot, je vous reconnais là !
Bon esprit et bon cœur ! Oui, mon cher, vous voilà !
J’accepte avec plaisir la part que l’on m’impose !
Quinze ou dix-huit cents francs, ma foi, c’est peu de chose
Pour tirer d’embarras ce cher et vieux curé.
…………
Je vous rembourserai vers le mois de novembre,
Quoiqu’à dire le vrai, de janvier à décembre,
Mes revenus rognés me fourniront bien peu ;
Mais c’est une œuvre pie et je compte sur Dieu.
C’est lui qui m’a tiré des griffes hébraïques,
C’est par lui que j’ai vu mes vers mélancoliques
Se changer, sous les doigts des libraires surpris.
En bons et beaux ducats, dont j’avais un sur dix !
C’est lui qui fait pousser mes tilleuls et mes chênes,
C’est lui qui fait jaunir mes épis dans mes plaines,