Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 10.djvu/134

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nation d’Europe, proportion double de la nôtre, où la petite propriété, — moins de 9 hectares, — ne représente qu’un tiers du territoire, et la moyenne propriété (9 à 50 hectares), un autre tiers. Les paysans français, qui vivaient bien, avaient ensemble, en pleine propriété, beaucoup moins de bonne terre que les paysans russes, qui vivaient mal, parce qu’ils étaient incapables de la bien faire valoir. En effet, parmi ces 179 millions d’hectares qui leur appartenaient, il n’y avait guère de propriétés individuelles : 14 à 15 millions d’hectares seulement. Tout le reste était propriété collective. Chaque famille avait droit, selon les localités, à 1, 2, voire 4 hectares par « âme » masculine ; mais il fallait, pour ne léser aucun intérêt, que chacun, dans la distribution périodique, eût son lot des meilleurs terrains et des plus mauvais, des plus proches et des plus éloignés du village, le tout réparti dans les trois sortes de champs que comporte l’assolement triennal. De là pour chacun, vingt, trente ou cinquante parcelles à cultiver, quelquefois de deux ou trois mètres de large seulement et plusieurs distantes de 15 à 20 kilomètres du village.

C’était exactement ce qui se pratiquait au sixième siècle de l’ère chrétienne, et dont on trouve la trace chez nous, à l’Est dans les modèles d’établissements des Burgondes, comme à l’Ouest dans l’histoire des Bretons : la propriété collective du clan dont les membres faisaient passer et repasser le niveau sur leurs têtes et se livraient à des lotissements compliqués de la masse agraire, qu’ils reformaient à la mort du père, du fils, du petit-fils, pour uniformiser des parts que la nature, le nombre des enfants, dérangeaient sans cesse. Le moyen de faire de la bonne culture, quand on dépend en tout de la volonté de ses voisins, que l’on doit labourer, ensemencer, moissonner en même temps qu’eux, que l’on ne peut ni transformer son champ, ni l’enclore et que l’on n’a aucun intérêt à le fumer ! C’était la conception de l’égalitarisme dans toute sa niaiserie. En France, nous ne l’appliquons qu’à la vie publique, de petite importance par rapport à la vie privée. Encore est-ce seulement en façade. L’égalité dans la gêne, c’était le résultat du communisme foncier auquel était, jusqu’à la guerre, asservi le paysan russe.

Le libérer de ces entraves, allotir peu à peu en pleine et définitive propriété ces 155 millions d’hectares, dont les paysans jouissaient en commun avait été, il y a une douzaine