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destiné à affirmer son indépendance vis à vis des successeurs de Gengiskhan ou de Timour, le type de souveraineté qu’il inaugura fut le type asiatique, ou, si l’on veut, le type byzantin : l’absolutisme, et non la vassalité à la manière féodale.

Boyards ou moujiks à l’état social mal défini, pour que tous lui fussent uniformément soumis, les paysans durent servir les nobles, afin que ceux-ci pussent servir le tsar à l’armée. Par une loi nouvelle, au début du XVIIe siècle, tous les laboureurs sans distinction de classe, ceux des nobles comme ceux du tsar, furent désormais incorporés au domaine. Toute migration, tout changement de domicile fut interdit et devint impossible. La chaîne fut solidement rivée par une administration centraliste et par des mesures sévères, prises aussi bien contre les fugitifs que contre les seigneurs qui les recueilleraient. Ainsi accablée, inculte, maintenue par ses maitres et par l’Etat dans une enfance éternelle, la classe la plus nombreuse, la plus pauvre de la nation stoppa dans la barbarie jusqu’à l’émancipation de 1861.

Celle-ci, œuvre de théoriciens, communistes à leur manière, ou de financiers frappés uniquement du recouvrement facile de l’impôt, conféra la propriété collective et obligatoire d’une certaine étendue de terre aux habitants de chaque commune, constitués en un syndicat, — le Mir. Au Mir incomba le paiement de la redevance destinée à amortir le prix du sol. Cette conception eut pour effet de retarder le progrès rural d’un demi-siècle.

La surface agraire de la Russie d’Europe, dans ses frontières de 1914, mesurait 430 millions d’hectares, dont l’Etat, les villes, les apanages et autres institutions possédaient 165 millions, chiffre que l’on faisait miroiter comme susceptible de doter les cultivateurs mal partagés. En réalité, le domaine de l’État était cantonné, pour 132 millions d’hectares, dans les cinq gouvernements du Nord et du Nord-Est, — celui d’Arkhangel en contenait seul 82 millions, — et consistait en terrains marécageux, impropres à la culture, en toundras où croissait à peine le bouleau nain et le lichen d’Islande. Dans les autres parties de l’Empire, l’Etat ne possédait que des forêts, dont l’exploitation rationnelle constituait un devoir public.

Sur les 265 millions d’hectares de biens privés qui restaient, les paysans, avant la guerre, en détenaient 179 millions, c’est-à-dire les deux tiers, proportion plus forte que chez aucune