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la terre qui fait l’objet du contrat. Il « s’en est démis, dévêtu et dessaisi, et a vêtu et saisi le preneur. » Il l’a « mis en bonne possession, et fait vrai seigneur, comme en sa propre chose et domaine. » Tels furent les termes solennels que l’on employa, et il semble que l’on ait recherché les expressions les plus fortes que la langue juridique ait pu fournir, pour marquer la transmission expresse du fonds, du bailleur qui vend au preneur qui acquiert.

Une seule restriction fut apportée à l’indépendance du nouveau possesseur. Il ne pouvait céder son domaine à des gentilshommes ou à des clercs, « mais pourra les aliéner à tous autres suivant leur plénière volonté à vie et à mort, » à charge par les acquéreurs de payer au seigneur les droits de mutation que perçoit aujourd’hui, pour le compte de l’Etat, l’administration de l’Enregistrement, et que percevaient, avant 1789, les héritiers des possesseurs primitifs. Et c’est parce qu’ils craignaient de voir compromettre ces droits, et tous autres sur le revenu desquels ils comptaient, qu’ils interdisaient à ceux qui recevaient la terre de la céder à « personne ecclésiastique ou gens privilégiés. »

Telle est l’origine, très ancienne en France, du morcellement et de la propriété paysanne ; elle n’a rien de commun avec la confiscation, puisqu’elle fut établie par contrats spontanés et non par violence ; et il est curieux de remarquer qu’à cette époque barbare, et qui ne se piquait point d’humanitairerie, le libre effet des conditions naturelles ait réalisé chez nous le rêve que les utopistes croient être le but final des sociétés politiques,— toute la terre aux laboureurs, — tandis qu’au contraire il accompagne seulement l’aurore des sociétés en formation.

De tous ces colons égaux devant la nature, avec leurs bras et quelques instruments rudimentaires pour tout capital, qui reçurent du XIIIe au XVe siècle des lambeaux de terrains d’une importance variant entre 10 et 150 hectares par famille, selon les provinces, les uns eurent des descendants qui, par une marche constamment ascensionnelle, entrèrent dans la bourgeoisie, puis dans la noblesse ; d’autres se ruinèrent et retombèrent dans le prolétariat ; un certain nombre mourut sans postérité ou émigra sans laisser de traces. C’est là ce que nous révèle l’étude patiente des familles que l’on parvient à suivre pendant plusieurs siècles.