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C’est pourquoi à partir de ce jour, — il avait vingt-huit ans, — il porta cette rondelle noire que nous lui voyons appliquée sous la pommette, et qui n’est point une parure, comme l’est, en pendant, le nœud serrant la cadenette qu’on portait alors au côté gauche de la chevelure. Posé de la même façon et encadré par la même chevelure et la même barbe que le connétable Henri de Montmorency, dont nous voyons ici près un crayon tout semblable, ce n’est cependant point du tout le même homme et les traits signalétiques diffèrent totalement. Pour le connétable Henri « on l’accusait d’être fort brutal : à peine savait-il lire. Sa plus belle qualité était d’être à cheval aussi bien qu’homme du monde ; il tenait un teston sur l’étrier sous son pied et travaillait un cheval, tant il était ferme d’assiette, sans que le teston tombât ; et en ce temps-là le dessous de l’étrier n’était qu’une petite barre large d’un travers de doigt. » Dans le portrait de Guébriant, on rencontre un autre homme. On y lit la réserve, l’observation, la tranquillité d’âme, rien d’avantageux, malgré la coquetterie de la cadenette, peut-être même quelque chose de modeste... En fait, c’est l’énergie même, la sagesse et l’honneur personnifiés, l’intelligence de la guerre la plus compréhensive et la prudence la mieux éveillée, avec le plus entier mépris de la mort, — tout ce qu’évoque, en face de ce gentilhomme discret et un peu précieux, ce double trait : qu’en naissant il descendait de la famille de Du Guesclin, et qu’à sa mort, il fallut appeler Turenne pour le remplacer. Nous sommes en présence d’une des plus pures figures de héros qui se soient présentées devant l’Histoire.

Comment l’Histoire l’a-t-elle oublié, au point que, devant la maquette de son monument, en voyant ce guerrier antique à demi couché, la main sur son bâton, comme un voyageur qui se repose, on se demande de quel siècle et de quel pays il sort. C’est qu’il n’a figuré dans aucune bataille ordonnée à la façon d’une tragédie classique, et par là gravée dans nos mémoires, comme celles de Napoléon. La guerre qu’il a faite était amorphe, éparse et d’une longueur telle qu’elle a pris de cette longueur même son nom, de Trente Ans. Et ce n’a pas été en présence d’un Roi-Soleil, prolongeant les moindres coups d’épée en rayons de gloire. Quand les courtisans de Louis XIV ont célébré le passage du Rhin comme un miracle, ils ne se sont