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On a dit la même chose de César Borgia, dont il a beaucoup de traits : la décision, la rapidité exécutrice, le secret, et surtout l’art de persuader et de retourner les volontés, sans qu’on puisse bien s’expliquer comment il y parvient, parce que c’est un don physiologique, incommunicable, le don de « crédibilité, » sans lequel il n’est pas de grands aventuriers. Malgré cela ou plutôt avec cela, car il n’y a ni antinomie, ni causalité, tous les vices, toutes les ambitions, toutes les somptuosités même les plus raffinées d’art, toutes les bassesses. Homo effrenati luxus perditaeque libidinis, a-t-on dit de lui.

Voilà ce que son portrait devrait nous dire, si nous savions lire l’hiéroglyphe des traits. Mais c’est son histoire seule qui peut nous apprendre qu’il fut grand capitaine et vraiment beau à la guerre. Défenseur de Verdun pour tenir en respect les armées de Charles-Quint assiégeant Metz, il avait fort à faire. « Mes gens, qui sont à Verdun, tous les jours sont au carnage, » écrivait le Roi. Combattant à Doullens, à Marienbourg, à Saint-Quentin, on l’estimait à un fort haut prix. Il valait 60 000 écus d’or : c’est du moins la rançon qu’on demanda pour lui quand il fut fait prisonnier, à la bataille de Saint-Quentin, avec son chef, Anne de Montmorency. Et son esprit d’intrigue n’était pas sans résultats politiques, car c’est lui qui, après avoir été le favori de Henri II, fut l’initiateur du fameux triumvirat catholique, — les autres étant le duc de Guise et le connétable de Montmorency, — pour tenir la reine et le jeune roi en charte privée. Tous les trois devaient mourir de mort violente : le connétable à la bataille de Saint-Denis, Guise assassiné par Poltrot de Méré, et lui, avant les autres, à la bataille de Dreux. Ce qui lui arriva, ce jour-là est un curieux exemple de cette vérité que chacun est l’artisan de sa destinée. La Fortune, qui lui avait prodigué les heureuses chances, a su, au dernier moment, rétablir l’équilibre par un hasard comme il ne s’en produit pas pendant plusieurs siècles. C’était à la fin de la bataille. Saint-André commandait une dernière charge contre la cavalerie huguenote menée par La Noue. Son cheval fourbu tomba au milieu des ennemis : il dut se rendre à un fort gaillard qui le regardait attentivement et sans aménité. Cinq ans auparavant, le maréchal, « infiniment altéré de confiscations, » selon le mot de Théodore de Bèze, avait trouvé expédient, pour s’approprier le bien d’un