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cuirasse de leur silence et de leur vigilance. « On l’a veu, dit Brantôme du maréchal de Brissac, le premier du nom, jouer aux eschecs avec M. de Bonnivet, despuis le disner jusques au soupper sans profferer une vingtaine de parolles ; » et Boyvin du Villars ajoute ce trait : « grand remarqueur des passages et paysages, » on peut dire des âmes aussi, railleur à roid, quand, par hasard, il parlait. Montluc achève le portrait en disant : « toujours en action, jamais oysif et croi qu’en dormant son esprit travailloit toujours. » Tel est l’homme de guerre de ce temps, tandis qu’on n’imagine guère celui du XVIIIe siècle taciturne ou celui de l’Empire précautionneux. Certes, la nature fournit à chaque génération le même contingent de silencieux, de bavards et de causeurs, mais par l’ascendant de quelques-uns et l’imitation des autres, un type se forme qui l’emporte à l’estime du monde et qui différencie nettement les époques. Ensuite, les nécessités pèsent d’un poids différent sur les épaules. Etant donné le même homme avec les mêmes facultés, c’est tantôt l’une, tantôt l’autre qui est requise le plus souvent et ainsi se développe. Ce qui fut requis surtout. du général, c’est, sous Napoléon, la discipline, au XVIe siècle, la vigilance. Le chef du XVIe siècle, petit souverain de son armée et et des villes qu’il occupe, obligé de tout décider loin de la Cour, et de se garder de tous côtés, presque autant de ses compagnons d’armes, les chefs rivaux, que de l’ennemi, engagé dans des guerres civiles où cet ennemi est méconnaissable et change à tout instant, constamment menacé d’assassinat, ne peut avoir la même grâce que le courtisan de Versailles ou l’insouciance du maréchal de l’Empire, confiant dans la pensée géniale qui le guide et assuré qu’il n’y a de danger qu’en face de lui. Ce n’est point, d’ailleurs, parce qu’il est maréchal ou même soldat que l’homme du XVIe siècle est ainsi : le type est le même dans la vie civile. C’est qu’il a été formé par les mêmes nécessités. Et il s’avoue tel, par la complicité inconsciente du modèle et de l’artiste : attentif, secret et dur.

Voici, par exemple, en un petit cadre, une tête grisonnante, épaisse, paterne, coiffée ridiculement d’une toque de damoiseau, l’œil torve, le nez gros, la bouche finaude, rien de bienveillant, rien d’agressif, une physiologie très forte, une très solide santé, — quelque chose de sinistre, malgré la bonhomie apparente, comme d’un grand fauve au repos, clignotant