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SUPRÊMES VISIONS D’ORIENT [1]
II[2]


Jeudi, 21 août 1913.

Je quitte aujourd’hui la tragique Andrinople où mes chers amis Turcs m’avaient donné pendant trois jours des visions de grandes féeries orientales ; oubliant pour un temps leurs misères sans nom et leurs rancœurs si justifiées contre l’Europe dite chrétienne, ils m’avaient fait un accueil de fête dans un merveilleux décor d’Orient, et tout cela resterai pour moi inoubliable. Cette nuit, je serai de retour à Constantinople, au Bosphore, chez mes amis de Candilli que je vais retrouver aussi angoissés que moi du sort que l’Europe, excitée par les mensonges de la grécaille, prépare à notre chère Turquie.


Vendredi, 22 août.

Candilli. — Malgré le temps lourd, sombre comme en hiver, je voulais aller seul à Béïcos, me reposer dans la « Vallée du Grand Seigneur. »

Mais, là-bas, une lourde pluie d’orage m’oblige à me réfugier dans un petit café turc. Et voici qu’on m’y reconnaît, tout le monde s’attroupe : les officiers, les soldats, le peuple, même les plus humbles du village. Je suis pressé, acclamé, on m’embrasse les mains, on ne veut plus me quitter… Quel est donc le peuple au monde où l’on trouverait tant de reconnaissance ?

Je n’arrive qu’à grand’peine à prendre le « Chirket » (le petit bateau à vapeur qui me ramènera à Candilli en longeant de près la côte d’Asie). Des gens, montés avec moi sur ce

  1. Copyright by Pierre Loti, 1921.
  2. Voyez la Revue du 15 août.