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rappelle en quelques mots cette piquante anecdote. En 1829, — Chateaubriand avait alors soixante et un ans, — il était aux eaux de Cauterets, quand une jeune « Occitanienne, » qui, depuis deux ans, lui écrivait sans qu’il l’eût jamais vue, se présenta à lui. Il lui rendit sa visite : « Un soir, dit-il, qu’elle m’accompagnait lorsque je me retirais, elle me voulut suivre ; je fus obligé de la reporter chez elle dans mes bras. Jamais je n’ai été si honteux… La brise de la montagne a bientôt emporté ce caprice d’une fleur ; la spirituelle, déterminée et charmante étrangère de seize ans m’a su gré de m’être rendu justice : elle est mariée. » Mais, tout en se « rendant justice, » pensais-je, René n’en avait pas moins écrit les pages de « folie, » de regret et de désir inassouvi qu’un secrétaire semble lui avoir dérobées.

Emile Faguet accepta tout d’abord cette double hypothèse, à laquelle il n’a du reste jamais complètement renoncé. Mais, à la suite d’un brillant article d’Eugène-Melchior de Vogué sur le même sujet, il ne tarda pas à en envisager une autre, qui d’ailleurs n’était point celle de l’auteur du Roman russe.

Celui-ci, sans s’être, à vrai dire, reporté au manuscrit, se refusait à identifier l’Occitanienne des Mémoires avec l’héroïne de la confession. Pour lui, l’Occitanienne n’était autre que la marquise de Vichet, une femme de cinquante et un ans qui, de 1827 à 1829, correspondait avec René sans l’avoir jamais vu et qui, dans ses lettres, à plusieurs reprises, exprime le désir de le rencontrer aux eaux des Pyrénées. Et quant à la « fleur charmante » dont parle la confession, il inclinait, sans en être absolument sûr, à l’identifier, à cause de certaines analogies de pensées et de sentiments, avec une « inconnue » à laquelle, en 1823, au plus fort de sa guerre d’Espagne, Chateaubriand avait écrit des lettres extrêmement passionnées, et qui nous ont été conservées, au moins en partie.

Le roman de Mme de Vichet nous a été révélé par Teodor de Wyzewa[1]. Il est bien joli. Née en 1779, Marie-Élisa d’Hauterive avait épousé à quinze ans le marquis Bruno de Vichet qui, sous l’Empire et la Restauration, fut inspecteur des douanes à Toulouse. De ce mariage, elle avait eu un unique enfant, un fils, officier de chasseurs, qui tenait garnison à l’autre bout de la France. « Victime d’une obscure tragédie de

  1. Un dernier amour de René : Correspondance de Chateaubriand avec la marquise de V… avec un portrait de la marquise de V… Perrin, 1903.