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servir, nous étions si fatigués et nous avions un tel besoin de nous reposer que dans la nuit nous ne pûmes dominer le sommeil. La tranquillité qui régnait dans l’appartement le favorisa. Les uns et les autres, ou sur des chaises, fauteuils ou canapés, nous primes quelques instants de repos. Si l’on se réveillait, on courait vite au lit, on prêtait attentivement l’oreille pour entendre le souffle et l’on faisait couler dans la bouche de l’Empereur, qui était un peu ouverte, une ou deux cuillerées d’eau sucrée pour la lui rafraîchir. On examinait la figure du malade autant que le permettait le reflet de la lumière du flambeau caché derrière le paravent qui était devant la porte de la salle à manger. C’est ainsi que se passa la nuit.

Sur les quatre heures du matin, le peu de repos qu’on avait pris avait fait disparaître entièrement le sommeil. Nous allâmes près du lit. Le souffle qui s’échappait de la bouche de l’Empereur était si faible que nous crûmes un moment qu’il n’existait plus. Nous approchâmes la lumière : il avait les yeux ouverts, mais ils semblaient paralysés ; la bouche était quelque peu ouverte. Dès ce moment, nous ne nous éloignâmes plus du lit et, à des instants assez rapprochés, on donnait au mourant quelques gouttes d’eau qu’il avalait avec difficulté. Toute la journée s’écoula sans aucun changement sensible. Les deux médecins, le Grand-Maréchal et Mme Bertrand, le général Montholon, Marchand et les personnes de la maison étaient rangées en grande partie devant le lit, et quelques-unes du côté opposé ; tous avaient les yeux fixés sur la figure de l’Empereur, qui n’avait d’autre mouvement que le mouvement convulsif que lui donnait le hoquet. C’était Antommarchi qui, placé au chevet du lit, donnait un peu d’eau à l’Empereur pour lui humecter la bouche, d’abord avec une cuiller, ensuite avec une éponge. Fréquemment il lui tâtait le pouls soit au poignet, soit à la jugulaire. La veille, il lui avait mis des sinapismes aux pieds et un vésicatoire sur l’estomac. Celui-ci ne produisit d’autre effet que de faire soulever la peau par places.

Vers le milieu de la journée, les enfants du Grand-Maréchal vinrent voir l’Empereur ; je crois que l’aîné, Napoléon, se trouva mal.

Sauf quelques moments d’absence des uns et des autres pour aller prendre quelques aliments, tout le monde resta constamment auprès de l’Empereur de qui bientôt la vie allait se retirer,