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sans qu’un seul mot sortit de la bouche de l’un ou de l’autre. Ce qui arrivait au Grand-Maréchal arrivait également à M. de Montholon et à Marchand. La nuit, c’était souvent le tour du valet de chambre de service de se trouver ainsi avec l’Empereur. Aussi, moi, pour m’épargner la fatigue de rester sur mes pieds sans bouger de place, j’avais la précaution d’avoir un oreiller et de me coucher sur le tapis au pied du lit, ayant l’oreille ouverte au plus petit bruit ou au premier mouvement que pouvait faire l’Empereur. Dans ces circonstances-ci, l’Empereur ne souffrait jamais de lumière.

Dans la dernière quinzaine de décembre, l’Empereur apprit la mort de la princesse Elisa : « Voilà, dit-il, la première personne de ma famille partie pour le grand voyage ; quelques mois encore, et j’irai la rejoindre. Je serai le second, bien certainement, puisque je ne suis pas le premier. Le terme de mes souffrances n’est que différé. » C’était la nuit qu’il tenait ce langage. Je lui répondis : « Ah ! Sire, il faut espérer que la Providence rétablira la santé de Votre Majesté, et que ses amis n’auront pas de sitôt à pleurer sa perte ; c’est déjà beaucoup pour eux de savoir votre personne dans les fers. Et nous ! Sire, que deviendrions-nous si nous venions à perdre Votre Majesté, nous qui nous trouvons si heureux de l’avoir suivie, d’être auprès d’elle et de la servir ? » Il articula quelques paroles de consolation, auxquelles il ajouta : « Tu auras le bonheur de revoir ta famille, tes amis, ton pays, la belle France. » Des larmes roulaient dans mes yeux, et, si j’eusse osé, elles eussent mouillé les mains de mon maître.

Au mois de janvier 1921, l’Empereur n’était plus ce qu’il avait été deux mois auparavant. Il s’affaiblissait chaque jour davantage. Sa figure s’altérait sensiblement. Le travail de ses Mémoires avait presque entièrement cessé, et, s’il travaillait encore un peu, c’était sans courage. Il ne s’habillait plus ; il restait en robe de chambre le temps qu’il n’était pas au lit. Sa seule occupation, à bien dire, était la lecture, et encore fort souvent se la faisait-il faire par Marchand. Parfois, pour se distraire des lectures sérieuses, il s’amusait à feuilleter des romans.

L’Empereur, ne se souciant pas d’aller se promener dehors, fit établir dans le parloir une machine nommée bascule et vulgairement tape-cul, qui consiste en une longue pièce le bois supportée à son milieu par un poteau entaillé. Il espérait que le