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populaire de la supériorité d’esprit. Il n’est pas jusqu’à la fameuse anecdote, rapportée par Boccace, des deux femmes de Vérone, dont l’une dit à l’autre : « Tu vois ? Cet homme-là, il va en enfer quand il veut. — Je le crois bien, fait la seconde, il est si noir et si brûlé ! » il n’est pas jusqu’à cette historiette (d’autres placent la scène à Ravenne), qui ne doive se lire avec un sourire : on y surprend cette malice ingénue et demi-naïve, ce côté de farce et de burlesque qui est si frappant à observer dans les Enfers du moyen âge. Il ne manque même pas de traits où Dante fait une figure assez inattendue. L’amant idéal de Béatrice apparaît par moments comme un bon vivant, presque comme un pendant de Rabelais. Sans doute faut-il se garder de prendre à la lettre ces bavardages. Le peuple a de singulières façons d’honorer ses héros ; n’oublions pas que l’Italie est le pays de Roland furieux. Mais peut-être la figure hiératique de Dante, l’idée du poète vengeur, le fantôme figé dans son attitude d’Isaïe ou de Savonarole, sont-ils encore plus faux et plus éloignés de la réalité que ces fables vulgaires. A travers les voiles savants de ses allégories, Dante laisse fort bien entrevoir qu’il a aimé plus d’une fois. Boccace trouve à reprendre en lui le goût des femmes, et le poète lui-même, qui côtoie seulement les tortures de l’autre monde, traverse dans le Purgatoire les flammes où se purifie le péché de luxure[1]. On a souvent observé l’étonnante indulgence, l’accent d’immense pitié avec lesquels, dans son Enfer, il traite les fautes de la chair. Tendre, touchant aveu de fragilité humaine, à laquelle nous devons le chant divin de Francesça !

Cette poussière de faits douteux, d’anecdotes suspectes, est-ce là tout le souvenir que Ravenne a conservé de son hôte immortel ? N’est-ce pas encore une fois dans les vers du poète qu’on a chance de trouver l’histoire de son âme et l’image de ses impressions dans son dernier asile ? M. Corrado Ricci croit reconnaître en plusieurs endroits du poème des reflets de Ravenne. On voyait dans l’église de Saint-Jean l’Évangéliste une feuille d’albâtre, derrière laquelle on entretenait une lumière. Dante compare à cette flamme l’âme d’un de ses élus,

Che parve fuoco dietro i alabastro.

Peut-être un souvenir de la mosaïque de Saint-Vital, ce grand

  1. Voir sur ce sujet R. de Labusquette, les Béatrices, Paris, A. Picard, in-4, 1920 ; Henry Cochin, la « Vita Nuova, » 2e édit. in-8, Paris, Champion, 1914.— S. Levi, Piccarda e Gentucca, Milan, in-12, 1921 ; etc.