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mal respectée. Ne dites pas que n’ayant point lire ces récits de son propre fonds, il n’y a pas vu malice. Un jour, discutant avec La Fontaine sur l’autorité absolue des rois, Racine allégua les pouvoirs donnés par Dieu à Saül. « Si les rois, répondit La Fontaine, sont maîtres de nos biens, de nos vies et de tout, il faut qu’ils aient le droit de nous regarder comme des fourmis à leur égard, et je me rends si vous me faites voir que cela soit autorisé par l’Écriture. » Il est vrai que Racine, inventant imperturbablement un texte sacré, répliqua : « L’Écriture a dit : Tanquam formicæ deambulabitis coram rege vestro. » Et La Fontaine fut convaincu. Enfin, par sa poésie imprégnée de tradition gauloise, par sa langue où abondent les mots du siècle précédent, La Fontaine était suspect à Louis XIV qui, dans tous ces archaïsmes, voyait une offense à la gloire de son règne. Ces accointances avec les libertins, autant que cet attachement au vieux langage, alarmaient l’orgueil du monarque. Il est probable que La Fontaine ne s’avisa point des raisons de sa disgrâce. Plus d’une fois il dut s’étonner que, pour d’autres si abondante, la manne ne tombât jamais pour lui. Mais cet irrégulier n’avait rien d’un révolté. Il n’était pas mauvais courtisan, et ne perdit jamais une occasion de louer le Roi en prose ou on vers. Il a maudit les ennemis du royaume, célébré les exploits et la sagesse de Louis XIV, décrit les beautés de Versailles ; il a accepté avec bonne grâce sa mésaventure académique ; et toujours il a mis dans l’éloge une pointe de familière bonhomie qui relevait la fadeur de la flatterie. Rien n’y a fait ; le Roi est resté insensible.


II. — L’OLYMPE ET LE PARNASSE

Le voici en pleine renommée. De grands esprits, comme Fénelon et La Bruyère, reconnaissent son génie. Ses vieux amis, Racine et Boileau, qui cependant appartiennent à l’ordre nouveau, demeurent ses admirateurs. Dans les salons et les ruelles où l’invitent les femmes les plus renommées pour leur esprit, il est obligé de se faire accompagner d’un ami qui récite ses fables, voire ses contes, car il n’ose se fier à sa mémoire. Le public s’amuse des singularités de sa vie : c’est un thème inépuisable de bons mots et d’anecdotes. Enfin l’Académie l’a accueilli par un vote unanime.