Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 65.djvu/31

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

A dix heures du matin, une mouche vient nous prendre, mon fils et moi, à l’échelle du Fener, dans la Corne d’Or, juste au-dessous de la colline où notre maison est perchée. Après le pont de Galata, nous commençons à remonter le Bosphore, pour la dernière fois. Vers le milieu du détroit, comme nous longeons les grandes tours moyenâgeuses de Rouméli-Hissar, une femme en violet pâle, a demi cachée derrière le grillage de l’une des fenêtres d’un vieux palais turc très sombre, fait un appel de la main ; c’est Niguar Hanum : nous voyant passer au large, elle se croyait oubliée. De la main aussi, je lui fais signe : « Oui, je monte jusqu’à Thérapia, mais en redescendant le Bosphore, je m’arrêterai pour vous dire adieu. » Et à demi cachée toujours, elle me répond par un geste qui veut dire : « Ah ! bon, très bien alors, j’attends votre retour. » Cette conversation par signes, faite à la vue de tous, est de la dernière incorrection en Islam, mais c’est justement ce qui la rend amusante ; et cette silhouette en robe lilas est jolie, à la fenêtre du farouche conak grillé, au pied des grandes tours.

Au bout d’une heure de voyage, nous sommes à Thérapia où je fais ma dernière visite à l’ambassadrice. Combien notre ambassade est devenue banale, depuis l’incendie de ce palais de France qui était ici le seul vestige du passé turc, la seule vieille belle chose, perdue au milieu de tout le mauvais goût d’une ville cosmopolite !

Nous nous rembarquons pour descendre, cette fois-ci, le Bosphore. Suivant ma promesse, je fais accoster la mouche à Rouméli-Hissar, au pied de la maison de la dame en robe lilas. Dans sa belle demeure à la mode ancienne, Mme Niguar Hanum nous reçoit avec le café et les cigarettes.

Puis nous passons sur la rive d’Asie ; nous nous arrêtons à Candilli, dire adieu à mes amis O… qui pendant deux étés m’ont donné l’hospitalité charmante, dans leur vieille maison sur pilotis.

Redescendant toujours le Bosphore, nous nous arrêtons encore à Bêler bey. Sur la place du village, où des turbans sont assis à l’ombre des grands arbres, on me reconnaît et on me salue. J’avais commandé une voiture qui devait m’attendre là, sur le quai, pour me monter au palais de Tchamlidja, où je dois prendre congé du prince Abd-ul-Medjid. La voiture ne vient pas ; après une longue attente, il faut se contenter d’une mauvaise