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Mais, tout à coup, comme nous approchons, je lève les yeux : la voici, là-bas, l’autre vieille porte toute pareille à la première, avec ses petits cafés turcs sous les arbres, et en face, sur notre droite, son cimetière !… Est-ce que je rêve ? Je reçois comme une grande commotion nerveuse. Cette fois, je reconnais tout, jusqu’à la forme des cyprès, jusqu’au moindre détail du chemin ; je retrouve tout cela, qui s’était gravé dans ma mémoire, comme sur une plaque de photographie. Comment ai-je pu un instant me laisser tromper par l’autre cimetière, malgré la ressemblance extrême ?… Et la brèche de l’enclos, par où j’avais l’habitude de passer, je la reconnais tout à coup avec émotion ! Elle me saute aux yeux comme un document irréfutable, cette brèche un peu blanchie par les pas des bergers, qui amènent leurs chèvres sur les tombes, et même un peu blanchie par mes pieds, à moi, car ils s’y posèrent tant de fois, jadis ! Oh ! cette brèche familière, trace blanche parmi les pierres grises ! Mais je suis chez moi, ici !… Et j’ai hâte de descendre de voiture. J’escalade en courant la brèche, suivi de mes compagnons et du vieil imam, qui n’a plus besoin maintenant de me conduire… « Et la voilà, votre tombe ! » dit derrière moi la voix joyeuse d’Osman ; oui, la voilà retrouvée ! De quel singulier maléfice je suis enfin délivré ! J’arrive, toujours en courant, parmi les herbes desséchées et les chardons bleus, jusqu’aux marbres, que je touche avec tendresse ; ils sont bien réels, il n’y a pas à dire, et bien les miens.

Ceux qui me suivaient, même l’imam à la démarche alourdie par l’âge, m’ont rattrapé. Ils s’asseyent alentour, et moi, je m’écarte un peu pour qu’ils ne me voient pas, car les larmes embrouillent mes yeux.

Comme elle a vieilli encore, la chère petite tombe, depuis trois ans ! Elle a vu, trois fois de plus, les longues neiges d’hiver, et puis elle a vu l’horreur de tous ces campements de fuyards, où les femmes, les vieux, les petits enfants mouraient de faim, de froid et de misère.

Il va falloir la faire repeindre, redorer, pour qu’elle n’ait plus cet air d’abandon ; cet air qui plonge tout ce passé plus loin dans la nuit. Avec le vieil imam, au courant des spécialités de cimetière, nous convenons de la réparation et de la dorure ; une des stèles penche un peu, on la redressera et, dans huit jours au plus tard, tout sera mis à neuf.