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sérieux. Il est clair que Julien Sorel n’est pas non plus toute la France de 1830 : Rouge et noir ne laisse pas toutefois d’être le document le plus profond que nous ayons sur cette époque de notre histoire. Bien des traits de l’Italie, pendant la guerre et depuis la guerre, s’expliqueraient par une lecture attentive de Rubè. Peut-être, après avoir lu ces pages cruelles et torturées, comprendra-t-on le malaise et le mécontentement, l’état de révolution latente où ce grand et beau pays se trouve après sa victoire. On se rappelle tel mot de la belle Célestine : « Mon petit, quand on n’a pas faim, il ne faut pas se forcer à manger. » On se rappelle telle phrase sur « cette étrange indépendance d’esprit, qui consiste à examiner toutes les hypothèses, sans en rejeter aucune a priori, avec laquelle les Italiens, tout en faisant la guerre, voulaient la contempler comme d’un observatoire idéalement neutre et en dehors du champ de tir. » Entendez cet aveu, il va sans dire, au sens de ce plaisir qu’on éprouve à comprendre, à s’arracher momentanément de l’action où l’on est engagé, pour jouir seulement, en dilettantes et en artistes, du jeu délié de l’esprit critique et d’une liberté spéculative illimitée. Jeu séduisant, parfois dangereux. La morale de Rubè, ce serait la condamnation de l’ « égoïsme sacré, » la fatale impasse où conduisent le calcul, la sèche intelligence, cette impossibilité de vivre à laquelle aboutit le pur machiavélisme. Et l’épigraphe du livre ne pourrait-elle pas être cette parole de l’Evangile qui contient toute la sagesse, après que nous avons vu s’égarer tant de petits surhommes qui se croyaient faits pour les grands rôles et s’y cassèrent les reins, — le vieux mot de Jésus : « Qui cherche son âme la perdra ? »


Louis GILLET.