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entière. Il lisait avec le pouce, comme a dit l’abbé de Pradt, et cependant il ne lui échappait rien du contenu, et il le possédait si bien que, longtemps après, il pouvait en faire une analyse très détaillée, et même citer, pour ainsi dire textuellement, les passages qui l’avaient le plus frappé. — Entendait-il parler d’une chose qui ne lui était pas familière, ou qu’il ignorait, sur le champ, il se faisait apporter tous les livres de sa bibliothèque où il pouvait en être question. Il ne se contentait pas d’une connaissance superficielle, il approfondissait la matière le plus possible. C’est de cette manière qu’il procédait pour s’éclairer et pour se meubler l’esprit.

Quand on recevait des caisses de livres, l’Empereur ne se donnait pas de cesse qu’elles ne fussent ouvertes. On lui passait les volumes les uns après les autres ; il les feuilletait en gros et mettait sur une table ceux qu’il soupçonnait contenir quelque chose. Pour les autres, il les jetait à mesure à côté de lui en tas, se réservant de les examiner plus tard. Les livres qu’il avait choisis, il les faisait porter dans son cabinet et mettre sur le guéridon qui était près de son canapé. La lecture de ces nouveautés lui faisait passer agréablement quelques matinées.

Lorsqu’il recevait des journaux, il ne les quittait pas sans avoir vu tout ce qui pouvait l’intéresser. Dans ces moments, ce n’était plus le même homme qu’auparavant ; son port, sa voix, son geste, tout annonçait que le feu circulait dans ses veines ; son imagination se montait à un tel point qu’il devenait un homme surnaturel. Il semblait encore commander à l’Europe. Cet état de vigueur, d’animation, durait quelques jours ; après quoi, l’Empereur reprenait son allure habituelle et ses paisibles occupations. — Cette chaleur, cette puissance dans ses organes se manifestait également lorsqu’il dictait les événements de sa vie, par exemple le récit d’une bataille ; c’était comme un de ces bulletins de la Grande Armée après avoir été vainqueur.

Quelquefois, lorsqu’il lisait les journaux anglais, je me tenais auprès de lui avec un dictionnaire anglais-français, et quand il trouvait un mot dont il ne comprenait pas la signification, je le lui cherchais. Il continuait ainsi sa lecture jusqu’à ce qu’il se trouvât arrêté de nouveau par un autre mot.