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Au premier étage se trouve la salle à manger. Chez moi, on ne mange que des mets turcs, servis à la turque, dans d’adorables petits plats d’or. La table de ma salle à manger est en argent massif et elle fut celle du Sullan Abd-ul-Aziz.

Nous avons souvent des invités, que ce service oriental amuse ; ce sont surtout des invités de mon fils, des enseignes de vaisseau français, des attachés d’ambassade. Mais il faut aller au-devant de nos convives, les attendre jusque devant la mosquée de Méhémet Fatih, sans quoi ils n’arriveraient jamais à notre introuvable maison, sans se perdre en route.

Au second étage, où la plupart des fenêtres et la véranda donnent du côté opposé à la ruelle d’arrivée, on s’aperçoit, tout à coup, qu’on est très haut perché, en nid d’aigle, dominant à pic les quartiers du Fener et de Balata, puis la Corne d’Or et, sur la rive opposée, le village d’Haskeui…

C’est à Haskeui que j’avais habité d’abord, — il y a trente-six ans ! — et que j’avais reçu la petite amie de ma jeunesse, à son arrivée de Salonique. Là, rien n’est changé. De ma maison actuelle, je peux voir tous les jours, en face et au-dessous de moi, ma maisonnette de jadis devant la petite mosquée d’Haskeui et ce même débarcadère de vieilles planches, sur lequel, tant de fois, s’était posé mon pied anxieux, quand j’arrivais le soir au logis, clandestin. Comme le temps a coulé, depuis cette époque, chavirant des sultans et des empires !… Et aujourd’hui, non plus petit aventurier, comme jadis, mais quelqu’un que la Turquie vénère, j’habite de ce côté-ci de la Corne d’Or, au sommet des quartiers farouches, que j’osais à peine aborder autrefois, et près de cette mosquée de Sultan Sélim, qui m’avait été nommée un soir de ma jeunesse, par mon pauvre Méhémet, quand nous passions en caïque et qu’elle nous apparut pour la première fois, tout en haut, au-dessus de nos têtes…

À ce second étage, il y a mon salon entièrement à la turque, avec des divans, des inscriptions coraniques et des bibelots envoyés toujours du palais du Vieux Sérail par le Sultan. Et puis il y a nos chambres, tout à fait à la turque, elles aussi, tapis épais, matelas de soie par terre, robes de chambre en soie de Damas, linge brodé magnifiquement d’argent et d’or. Chez moi, table de nacre et lavabo en vermeil marqué au chiffre d’une sultane morte il y a cent ans. Les chambres de mon fils et d’Osman donnent sur le panorama de la Corne d’Or ; — la