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moyen de nous en apercevoir à notre réveil et le monde ne nous paraîtrait pas changé. Et pourtant chacune des heures marquées par nos horloges durerait mille fois plus qu’une des heures anciennes. Les hommes vivraient mille fois plus longtemps, et n’en sauraient rien, car leurs sensations seraient ralenties d’autant.

Lorsque Lamartine s’écriait : « Ô temps, suspends ton vol, » il proférait une chose charmante, mais qui était pourtant une absurdité scientifique. Si le temps avait obéi à cette objurgation passionnée, à cet ordre, — les poètes ne doutent de rien ! — ni Lamartine, ni Elvire n’eussent pu s’en apercevoir ni en jouir, et le batelier du lac d’Annecy qui promenait les deux amoureux, n’eût réclamé le paiement d’aucune heure supplémentaire ; et pourtant il aurait de ses rames frappé bien plus longtemps les flots harmonieux.

Ainsi, et si j’ose résumer tout cela d’un mot moins paradoxal qu’il ne semblera à première vue : ce sont les mètres qui créent l’espace, les horloges qui créent le temps.

Tout cela on le savait, on le sentait, bien longtemps avant Einstein, et c’est faire tort à la vérité que de le lui attribuer. Je sais bien qu’on ne prête qu’aux riches, mais c’est aussi faire injure aux riches que de leur prêter ce dont ils n’ont que faire, ce dont ils n’ont pas besoin pour être riches.

Dans son excellent résumé de l’opinion des gens du monde sur les travaux d’Einstein, M. Capus dit : « Quand je marche sur le pied d’un monsieur, je peux supposer que c’est lui qui m’a marché sous le pied… Il n’y a de différence qu’au point de vue étroit de la douleur, aucune au point de vue mécanique. » Voilà une pensée qu’Einstein désavouerait certainement, car il est clair qu’il n’y a là pas plus de différence au point de vue « étroit » de la douleur qu’au point de vue mécanique, la douleur étant très précisément et exclusivement conditionnée par ses causes mécaniques. Pour le surplus, il est vrai, comme le dit Einstein dans son monologue supposé, que si dans un avion qui monte on laisse tomber un objet sur le plancher, cet objet descend en ce qui le concerne et monte avec l’avion. Mais il n’est pas exact que le fait que cet objet monte et descend en même temps, soit inadmissible pour la vieille logique, ou en parlant plus précisément, pour la vieille mécanique. Le fait qu’il n’y a pas de vitesse absolue, pas de translation absolue, ou du moins le fait qu’on ne peut pas mettre en évidence une telle translation, n’est nullement une découverte attribuable à Einstein.

Cela était déjà connu, non seulement des prédécesseurs d’Eins-