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Les Comédiens français toléraient bon gré mal gré ces agissements, tant que la chose se passait sans bruit, dans un rayon restreint et surtout tant qu’on ne vendait pas de billets à la porte. Toussaint Mareux, en voulant faire trop grand, en ayant d’abord trop de succès, en fondant un théâtre sur lequel vinrent jouer Talma et d’autres acteurs des Français, suscita vite des hostilités trop bien armées qui firent fermer de force son théâtre. Le 11 juillet 1789, trois jours avant la prise de la Bastille, il perdait, contre les Français et l’Opéra, un procès qui était sa ruine. Sa manière d’envisager les abus de l’ancien régime devait nécessairement s’en ressentir.

L’autre événement fut le départ du fils cadet Augustin pour Constantinople. Vers la fin de 1784, au moment où, sur les plans de celui-ci, on achevait de construire le théâtre du père, on vint offrir au fils une occasion merveilleuse de voir du pays et de se perfectionner dans son art. Un certain capitaine de Saint-Rémy, connu de la famille, recrutait, pour le service du Roi, en vue d’une mission secrète dans un pays inconnu (ni plus ni moins que dans Ruy Blas) des jeunes gens sérieux et habiles au dessin. Il s’agissait, en réalité, d’organiser à Constantinople, au bénéfice de la France, la mainmise militaire que les Allemands réalisèrent si complètement, un siècle plus tard, à la veille de 1914. Augustin Mareux se laissa tenter et partit. Peu après, son frère aîné accepta une place à Strasbourg dans l’administration de la loterie. Le père et les deux fils s’aimaient tendrement et aimaient aussi à écrire. Ils étaient tous trois friands de nouvelles. Une conversation s’engagea entre Paris, Strasbourg et Constantinople, qui, parvenue tout entière jusqu’à nous, constitue, pendant une dizaine d’années, un véritable journal presque quotidien.

Dans ce journal, les personnages se peignent avec une netteté et un relief admirables. Le père surtout semble vivant comme une préparation de Latour. Ne l’avons-nous pas rencontré, ce bon Parisien de Picardie à la fois badaud, gobeur et pourtant sachant fort bien voir le dessous des choses dès qu’il n’est pas en cause, satisfait des événements, enthousiaste, convaincu que tout s’arrangera et intéressé à le penser par une certaine paresse d’égoïste ? On croit le voir, avec ses yeux vifs et ses mains grasses, un peu bedonnant, mais pourtant alerte encore, qui flâne sur le devant de sa boutique, dans la pénombre