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Le Rat ronge les nœuds du sac. La « douce société » est sauvée. Dans ce dénouement voyez, si vous le voulez, La Fare passant sa colère sur le bonhomme et Mme de La Sablière survenant pour sauver La Fontaine du courroux de l’amant déçu.

Tout cela est pure conjecture. D’ailleurs les péripéties sont tirées du Livre des Lumières de Bidpaï, où La Fontaine a puisé le sujet de tant de fables. Mais pourquoi choisit-il tout exprès cet apologue pour le dédier à Mme de La Sablière ?

Même si La Fontaine n’a jamais songé à ces allusions, il n’est pas inutile de relire cette fable : il y a mis le plus fin et le plus tendre de sa sensibilité, et elle nous fait mieux comprendre sa peine, lorsque se dispersa la « douce société » où il avait si longtemps vécu.

Mme de La Sablière n’avait quitté La Fare que pour se donner à Dieu. Désormais elle suivait la voie étroite : ce n’était pas le chemin de La Fontaine.

Elle n’abandonna pas le monde tout de suite. Dans les années qui suivirent, elle garda un bel hôtel rue Saint-Honoré, elle continua d’héberger La Fontaine, de lire ses vers, de veiller sur sa vieillesse aventureuse. Mais chaque jour elle s’adonnait davantage à la charité et à la pénitence, elle s’y adonnait de tout son cœur passionné. Elle finit par aller loger à l’hôpital des Incurables avec une seule servante, et se mit sous la direction de l’abbé de Rancé. Aux rudes mortifications qu’elle s’imposait, se joignirent alors les atroces douleurs d’un cancer.

Elle avait d’abord ignoré la nature de son mal.


Quand je m’en aperçus, écrivait-elle à Rancé [1], je me prosternai devant Notre-Seigneur avec larmes et lui demandai avec un sentiment très vif de me l’ôter ou de me donner la patience de le supporter. Je puis vous protester que, depuis ce moment, je n’ai pas formé un désir sur cela, Dieu m’ayant fait la grâce d’ajouter à la tranquillité que j’avais devant, un calme que je ne puis vous exprimer. Il me semble que c’est un effet de l’amour de Dieu envers moi qui a tellement augmenté celui que j’avais dans le cœur, que j’en suis beaucoup plus remplie. Ce qui me fait peine est une certaine mollesse, il me semble, quelquefois de me coucher plus tôt et de me lever plus tard. Je pourrais peut-être, et même je crois, avoir sur cela plus d’exactitude. Car je sens que cela attire mon attention par la douleur.

  1. Les lettres de Mme de La Sablière à Rancé ont été publiées par M. Anatole France (La Vie Littéraire, T. IV).