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biens et d’habitation, et Mme de La Sablière alla demeurer rue Neuve des Petits-Champs.

Ce fut là que vers 1672 elle recueillit La Fontaine. Depuis la mort de la duchesse douairière d’Orléans, il avait dû quitter le Luxembourg. Il n’avait nulle envie de retourner à Château-Thierry pour y retrouver sa femme ; d’ailleurs la publication de ses ouvrages le retenait à Paris. Que fùt-il advenu de ce quinquagénaire nonchalant, distrait et voluptueux, s’il n’avait trouvé chez Mme de La Sablière une hospitalité sans contrainte et une amitié sans tyrannie ? Il demeura vingt ans l’hôte de son amie.

On s’en est parfois scandalisé. Mais il faut juger de ces choses comme en jugeaient les contemporains et La Fontaine lui-même : ils eussent été très surpris si quelqu’un leur était venu dire que l’honneur défend à un poète de vivre aux dépens de ceux qui l’admirent. Et de quoi donc eût-il vécu, le malheureux ? Il n’était pas, comme la plupart de ses confrères, pensionné par le Roi. Du reste, tout compte fait, qui fut l’obligé ? D’innombrables écrivains ont escroqué leurs bienfaiteurs en leur promettant l’immortalité. Ce n’est pas le cas de La Fontaine. Nous verrons tout à l’heure qu’il a payé en bonnes espèces et bien trébuchantes. Enfin rappelons-nous ces deux vers :


C’est le cœur seul qui peut rendre tranquille.
Le cœur fait tout, le reste est inutile.


Entre La Fontaine et Mme de La Sablière, le cœur fit tout ; ne nous soucions pas du reste.

Elle avait beaucoup de grâce et d’esprit. Elle connaissait, dit Bayle, « le fin des choses. » Dans sa chagrine vieillesse, Boileau a jugé bon de la caricaturer. Méchante vengeance. Un jour, dans une de ses épitres, comme il avait eu l’imprudence de parler astronomie, il s’était trompé sur l’emploi de l’astrolabe et avait mis au masculin le mot de parallaxe qui est du féminin : on en avait fait des gorges chaudes chez Mme de La Sablière.

Si elle était curieuse de mathématiques, de physique, d’astronomie et de philosophie, si elle entendait Homère, dit Corbinelli, « comme nous entendons Virgile, » elle n’eut jamais rien d’une pédante. Elle réunissait autour d’elle des savants, mais aussi des hommes d’esprit, comme M. de Barillon et M. de Bonrepaux qui furent ambassadeurs, des écrivains comme Perrault, des voyageurs comme Bernier, des épicuriens comme