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cousit ensemble deux contes de La Fontaine, les Oies du Frère Philippe et la Coupe enchantée et pria l’auteur lui-même de mettre le tout en prose, singulière besogne pour le poète : celui-ci s’en acquitta avec l’art le plus délicat et le plus ingénieux. C’était ainsi que M. de Champmeslé se consolait avec La Fontaine du départ et de la conversion de Racine.

De son côté, Racine demeurait tendrement attaché à son vieil ami, qui, avec son incurable indolence, oubliait parfois de lui écrire. L’autre alléguait sa paresse et finissait par envoyer ses derniers vers en y joignant cette charmante recommandation : « Ne les montrez à personne, car Mme de la Sablière ne les a pas encore vus. » Pour un mot pareil, que Racine n’eût-il pardonné à La Fontaine ? Nous le retrouverons au lit de mort de son ami.


V. — LA FONTAINE ET MOLIÈRE

Molière n’était pas à Versailles parmi les auditeurs de Psyché, mais il avait été, lui aussi, des premières réunions de la rue du Colombier. Tout le devait rapprocher de La Fontaine ; ils étaient du même âge ; ils avaient l’un et l’autre le goût large et libre de ceux qui avaient eu vingt ans au temps de la Fronde. Ces années de trouble et de licence, quiconque les avait vécues en garda je ne sais quoi d’original, d’aventureux, d’irrégulier, que n’effaça jamais la puissante discipline de l’âge suivant. Sous Louis XIV on reconnaîtra toujours les hommes de la Régence, non seulement les acteurs de la tragi-comédie politique, mais aussi les poètes qui, comme La Fontaine, rêvaient alors dans les champs, ou, comme Molière, pratiquaient au fond des provinces le dur métier de comédien ambulant. Enfin tous deux, si différents que fussent leurs génies, avaient les mêmes pensées sur les hommes et sur la vie ; ils étaient les adeptes de la même philosophie, ils étaient les dévots de la nature, ils adoraient Epicure que, dans son hymne à la Volupté, La Fontaine nommait « le plus bel esprit de la Grèce. »

Racine rompit très vite avec Molière pour une misérable querelle de théâtre ; mais au fond, il devait approuver toutes les réserves sous lesquelles Boileau consentait à admirer Molière. Ces réserves, La Fontaine n’y pouvait rien comprendre. Ce n’est pas lui qui eût reproché à Molière d’être « trop ami du peuple, »