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nombre eût été plus grand et qu’ils eussent autant regardé les Muses que le plaisir. La première chose qu’ils firent, ce fut de bannir d’entre eux les conversations réglées, et tout ce qui sent sa conférence académique. Quand ils se trouvoient ensemble et qu’ils avoient bien parlé de leurs divertissements, si le hasard les faisoit tomber sur quelque point de science ou de belles-lettres, ils profitoient de l’occasion : c’étoit toutefois sans s’arrêter trop longtemps à une même matière, voltigeant de propos en autre, comme des abeilles qui rencontreroient en leur chemin diverses sortes de fleurs. L’envie, la malignité, ni la cabale n’avoient de voix parmi eux. Ils adoroient les ouvrages des anciens, ne refusoient pas à ceux des modernes les louanges qui leur sont dues, parloient des leurs avec modestie, et se donnoient des avis sincères lorsque quelqu’un d’eux tomboit dans la maladie du siècle, et faisoit un livre, ce qui arrivoit rarement.


Ces réunions, on les connaît. Elles se tenaient soit dans une chambre que Boileau avait louée tout exprès dans la rue du Colombier, soit à la Croix de Lorraine, au Mouton Blanc, à la Pomme de pin, ou dans quelque autre cabaret cher à cet ivrogne de Chapelle.

Il est facile de lever les masques. Dans le roman, les quatre amis s’appellent Polyphile, Acante, Ariste et Gélaste. Le premier est La Fontaine lui-même, le second Racine, le troisième Boileau. Quant à Gélaste, on a hésité. Tout de suite on a pensé à Molière, car Gélaste se fait l’avocat du comique contre les défenseurs du tragique. Mais on observe qu’au cours de la causerie il est fait allusion à Andromaque jouée en 1667 : or, à cette date, Racine et Molière sont brouillés depuis deux ans : si Racine est Acante, Molière ne peut être Gélaste. L’argument ne serait pas décisif, si l’on admettait qu’il entre un peu de fantaisie dans le récit de La Fontaine. Mais la façon frivole et triviale dont bouffonne Gélaste, jure trop avec ce que nous savons du caractère et de l’humeur de Molière. Ecartons Molière : Gélaste, c’est Chapelle. Boileau, Racine et La Fontaine s’accommodaient volontiers de la verve de ce garçon d’esprit, dont les saillies grossières animaient la conversation, excitaient la dispute. La scène eût été plus belle si Molière avait été de la partie, et la présence de Chapelle trouble un peu la magnificence du tableau. Résignons-nous. Quant à croire, — on l’a soutenu, — que La Fontaine n’a point voulu tracer de portraits, mais des « types, »