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batterie de 58, à un poste très périlleux, qu’il avait énergiquement réclamé lui-même. Le cœur broyé, une fois encore, le malheureux père trouvait dans son culte du devoir patriotique, dans son indomptable énergie la force de renfermer sa douleur en lui-même et de commander avec sa lucidité et sa sérénité habituelles. Mais à son visage bouleversé, on le sentait profondément atteint, et à son ton de voix aussi, quand, s’adressant à son officier d’ordonnance, le fidèle commandant de Bary, il lui dit : « Que Dieu vous conserve vos fils ! »

Les grandes âmes trompent leur douleur en se réfugiant dans l’impersonnel, en redoublant d’activité pour les autres. La lutte terminée, bien loin de croire sa tâche finie, le général agit comme si elle ne faisait que commencer. Désireux de recueillir sur place tous les enseignements de l’offensive, il parcourt inlassablement le champ de bataille, les cantonnements, les formations sanitaires, prodiguant aux uns et aux autres ses encouragements, ses remerciements émus, tous les témoignages de sa franche admiration et de sa chaude sympathie, s’attardant aux revues, — ces revues qui le mettent en contact personnel avec tous ses soldats, et auxquelles il attache une particulière importance, — aux inspections, aux prises d’armes, aux remises de décorations, « se rinçant l’œil, comme il disait, à voir défiler des braves, » visitant les blessés, veillant avec une paternelle sollicitude à la bonne installation matérielle de tous... Et il consigne le résultat de ses réflexions dans une longue Note sur la situation générale, datée du 25 octobre 1915 : « Nous avons fait, y disait-il, un gros effort ; il n’a pas donné, dans son ensemble, les résultats stratégiques qu’on en attendait. L’ennemi a été battu, mais non défait. Nous ne pouvons donc pas envisager le renouvellement de cette tentative avant le printemps prochain, faute de munitions et faute de corps capables de fournir un effort analogue. » Et il insistait sur la nécessité d’établir un « bilan de la coalition, » et, pour remédier aux lourdes erreurs commises, de créer un organe central de décision et d’action, bref, d’organiser sérieusement la « conduite de la guerre. » Et dans ses conversations avec les chefs civils et militaires, dans ses lettres, il ne cessait de revenir sur ces vues, auxquelles l’avait amené son expérience, et qui lui paraissaient la condition même de nos victoires futures.