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développaient tout naturellement par l’échange des idées, et surtout par les intérêts économiques, par le commerce et la finance. L’Amérique, quoi qu’on en ait dit, n’a jamais vécu isolée. Mais elle a pu paraître peut-être un peu détachée, pour cette raison que l’organisation et la mise en valeur d’un territoire neuf, et l’effort pour créer des institutions en état d’assurer la vie politique et sociale, ont absorbé longtemps toutes les énergies du pays.

Dans son fameux message d’adieux au peuple américain, texte aussi célèbre que peu lu, Washington engage la jeune République à faire des affaires avec tous les pays, mais en lui recommandant de ne jamais se mêler de leurs affaires politiques. Cette phrase est la clef de la pensée américaine à l’égard de la situation résultant de la guerre.

L’Amérique, je le répète, a toujours reçu beaucoup d’idées d’Europe et particulièrement de France et d’Angleterre, et cette influence est puissante, ininterrompue et éminemment bienfaisante. D’autre part, les relations d’affaires qui résultent de cent ans de commerce et d’échanges maritimes, ont achevé de rendre les États-Unis solidaires de l’Europe ; mais il ne fallait rien moins qu’une émotion puissante, il fallait un fait sautant aux yeux en caractères énormes, pour amener notre lointain peuple d’Outre-Océan à comprendre ce que la Grande Guerre signifiait pour lui.

Il ne faut pas être trop sévère ni trop reprocher à l’Amérique d’avoir mis près de trois ans pour se rendre compte que l’agression allemande ne menaçait pas seulement la France, la Belgique, l’Angleterre, mais l’Amérique elle-même et tout ce qui est le plus cher au cœur de l’Amérique. Sans doute, l’élite des penseurs, les gens qui avaient de bons yeux, les personnes instruites dans l’histoire et dans la connaissance des affaires humaines, ont vu clair dès le début ; mais il fallait du temps à une masse confuse de cent millions d’âmes pour s’apercevoir que la guerre qui faisait rage en Europe n’était ni une guerre dynastique, ni une guerre de nations, ni un conflit vulgaire pour la conquête du marché mondial, mais qu’il s’agissait là du fondement lui-même de la civilisation et que l’enjeu de la lutte était de savoir si le monde serait libre ou esclave. Si la France, la Belgique, l’Angleterre étaient réduites en esclavage, ce serait avant peu le tour de l’Amérique.