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partent de gentilles salves d’applaudissements. Tant sont immobiles les eaux sur lesquelles je glisse, que les étoiles s’y reflètent comme des clous d’or qui ne s’entourent d’aucun cerne, d’aucune buée, pouvant y jeter du vague ou les déformer ; c’est sur de vraies constellations que je chemine, c’est sur une carte du ciel, ou plutôt sur le ciel lui-même qui serait renversé à de vertigineuses profondeurs, — et la toujours même petite musique étrange et douce nous précède sur l’eau, avec une persistance d’incantation.


Samedi 16 août.

Le Sultan me reçoit longuement au palais d’Yeldiz. Au moment où je le quitte, il enlève sa montre, au chiffre en brillants, et sa chaîne lourde, les met, presque de force, dans mon gilet, et, voyant que je veux refuser ce cadeau, il insiste : « Acceptez, me dit-il, cette montre à laquelle je tiens beaucoup et que je porte depuis bien avant d’être sultan. Ce que je fais là, je ne l’ai jamais fait et ne le ferai jamais pour personne d’autre que vous. »


Lundi 18 août.

Départ pour Andrinople. Une mouche vient nous prendre le matin à Candilli, mon fils, Osman et moi, et nous porte à Stamboul.

Rencontré, près de l’Echelle de Serkedji, où nous débarquons les équipages du Harem impérial qui se rendent à Sainte-Sophie, pour une grande cérémonie religieuse. Dans les luxueux carrosses, on aperçoit les belles sultanes voilées de gaze blanche ; elles semblent toutes joyeuses de leur promenade, car elles ne traversent la ville qu’une fois par an ; des eunuques noirs les escortent, et ce défilé, au brillant soleil d’août, est bien du vieil Orient sur lequel le modernisme n’a pas encore eu de prise.

A onze heures, nous sommes dans le train spécial qui nous mènera à Andrinople.


PIERRE LOTI.