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la grande barque m’attendent tous les notables du village et les imams ; il faut que je prenne place au milieu d’eux, étendu sur de somptueux tapis et des coussins, et on m’apporte un narguilhé d’honneur. Le vieil Orient n’est pas mort, on l’a reconstitué là, pour moi, avec un soin touchant. Et nous partons pour une promenade qui durera jusque passé minuit, moi toujours étendu sur les beaux tapis, comme un pacha. Les aigres musettes et les tambourins vont en tête, dans une autre barque, et derrière nous suivent tous les caïques de Candilli, en long cortège. On brûle des feux de Bengale, des fusées. Nous longeons de près la côte d’Asie, où tous les villages ont été prévenus et, devant chacun d’eux, s’allument des feux de joie. Dans les vieilles maisons turques, derrière les grillages des fenêtres éclairées, on aperçoit des têtes d’hommes coiffées de fez rouges ou de turbans, et, dans les impénétrables harems, des têtes de femmes voilées comme pour la rue, à cause de tant de lumières allumées chez elles ce soir. Et tout ce monde m’acclame en battant des mains.

Nuit tiède et merveilleuse, nuit de féerie. Pas une ride ne trouble le miroir pâle de la mer, et, en haut du ciel, la grande pleine lune du Ramazan argenté toutes choses. Ni les rameurs, ni les musiciens ne se lassent, et les feux de Bengale, rallumés sans cesse par les gens des villages, répandent toujours leurs petites nuées roses ou bleues. Les deux rives, celle d’Europe et celle d’Asie, continuent de défiler lentement, comme si l’on déroulait des deux côtés de notre route les toiles d’un diorama à grand spectacle. Les enchantements de ce Bosphore, où soufflent tous les jours des brises violentes, consistent surtout en ces calmes soudains, qui commencent chaque soir d’été, au coucher du soleil, et transforment aussitôt les eaux agitées en une immense glace réfléchissante que rien ne dérange plus. C’est à peine si notre marche glissante y trace à notre suite quelques stries légères. Nous glissons, nous glissons, moi toujours étendu, comme un prince oriental, sur des tapis et des coussins brodés d’or. Les collines et les bois d’Europe ou d’Asie dessinent sur le ciel si clair des découpures nettes, presque noires, en avant desquelles se détachent en blancheurs les villages, les dômes des mosquées et les hautes flèches des minarets... Oui, c’est bien un prince oriental que je suis pour le moment, et mon passage réveille des pays endormis qui s’éclairent de mille feux et d’où