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j’avais été bien loin de prévoir un pareil accueil. Dès que je mets pied à terre, la foule applaudit, les bannières s’agitent. Jusqu’au quai de Top-Hané où m’attend une mouche du Sultan, les soldats, en haie, font le salut militaire et la foule applaudit toujours. Il y a même la confédération des hammals, les braves portefaix de Constantinople ; ils sont tous venus, portant leurs grandes bannières vertes zébrées d’inscriptions blanches, et, avec leurs rudes mains, ils applaudissent en tonnerre.

Donc à ce même vieux quai inchangeable où, tant et tant de fois, je m’étais embarqué jadis, comme petit enseigne de vaisseau ignoré de tous, je m’embarque aujourd’hui en triomphe, dans la belle mouche impériale, au milieu des saluts militaires et des acclamations.

Une demi-heure après, nous sommes à Candilli, chez mes amis O... qui m’ont, encore une fois, aimablement offert l’hospitalité. Je reprends ma chambre d’il y a trois ans, sur pilotis, au-dessus du Bosphore, en face des vieilles tours et des vieux cimetières de Roumelli-Hissar. Sous le plancher, le clapotis du Bosphore est toujours aussi berceur. Et j’oublie les tragédies horribles qui se sont jouées, depuis que j’avais quitté ce lieu...


Mercredi 13 août.

Visites aux princes Yousouf-Izeddin et Abd-ul-Medjid.

A mon retour, retrouvé mon ancien serviteur, le brave Djemil, qui m’attendait à Candilli. Il m’embrasse les mains avec effusion. Il a souffert pendant l’horrible guerre où il s’est longtemps battu et son costume de soldat est usé et poussiéreux.

— Mon pauvre Djemil, lui dis-je, tu as beaucoup vieilli et tes cheveux ont commencé à blanchir. (Zavallé Djemil tchock ichliarladoun, satchéné bachladi agharmaya.)

Et il s’est mis à fondre en larmes.

Dans le jour, pendant mes tournées de visite, pendant mes courses sur l’encore immuable Bosphore tout ensoleillé, j’avais repris confiance en la durée de l’Orient et de l’Islam. Mais ce soir, à la nuit tombante, quand nous sommes assis devant la maison, sur notre petit quai de marbre, et que des nuages sombres s’amassent en face, au-dessus de la côte d’Europe, des nouvelles arrivent plus que jamais terrifiantes : le partage de la Turquie semble décidé irrévocablement par l’Europe chrétienne.