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dans le dédale de Stamboul, la vieille dame qui avait été assez intimement mêlée à ma vie d’autrefois avec les pauvres petites « désenchantées » — et qui seule pourrait me dire dans quel coin des cimetières Djenane s’est endormie.

Ici, dans cette tranquillité de cloître où je vis, j’ai fini cependant par apprendre que, depuis de longs mois, la vieille dame, qui doit tout savoir, s’est retirée en Asie, près de Smyrne, dans une petite propriété qui lui reste de sa fortune disparue. Mais, m’avait-on assuré, il était impossible qu’elle ne revînt pas à Stamboul cet automne, aux premiers jours d’octobre au plus tard. Et le petit supplice d’attendre avait une fois de plus commencé pour moi, avec la crainte d’être obligé de m’en aller avant son retour. J’aurais manqué le paquebot et retardé encore mon départ plutôt que de partir sans l’avoir vue.


Mardi 18 octobre.

Mon fils, obligé de rentrer en France à date fixe pour son service militaire, est parti ce soir par l’Orient Express, très tristement, et je sens le vide de son départ. Moi, je reste ici seul pour huit jours encore, — du moins si l’inexplicable fièvre ne revient pas m’anéantir.

Dans la journée, nous avions fait, mon fils et moi, une dernière promenade, un peu mélancolique, aux plus proches villages de la rive, devant le Bosphore dont les teintes sont déjà automnales.

Je me rappellerai longtemps la minute où nous nous sommes séparés, au crépuscule, sur le seuil de cette vieille maison, perdue dans un faubourg lointain. Un petit vent froid, venant de la Mer-Noire, agitait les capucines mourantes enroulées aux grilles de la porte... Aux instants graves de la vie, d’infimes petits détails de choses, qui n’ont aucune importance propre, ni même aucun lien avec les événements dont nous avons à souffrir, s’impriment en nous d’une façon singulière ; ainsi, en disant adieu à mon fils, je regardais les dessins faits de cailloux noirs et de cailloux blancs, sur le pavage du seuil, — et cette petite mosaïque quelconque s’est étrangement fixée dans ma mémoire...

Quand je reverrai mon fils, il sera habillé en soldat, en artilleur, autant dire tout transformé.