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il a monté d’un dimanche à l’autre, remarquant chaque fois le point, toujours plus haut, où il se profile sur les collines de la côte d’Asie, qui se colorent de plus en plus en rouge brique, par la floraison finissante des bruyères... Oh ! le calme monacal de ces journées... Dans ma vie en tourmente, quel intermède étrange !... Les morts, s’ils s’intéressent aux choses des vivants, doivent les regarder comme nous regardons cela...

Pendant ce temps, les autres sœurs, plus jeunes, s’amusent dans le jardin à la façon des écolières, faisant sauter les chats par-dessus leurs mains jointes, ou bien ramassant les figues et les grenades tombées des arbres qui s’effeuillent. Et sous un berceau de treilles jaunies, les deux vieilles servantes françaises, les deux jeunes Croates et Osman font d’interminables parties de domino, en riant de tout cœur, avec une gaieté enfantine, des tours qu’ils se jouent les uns aux autres et de leurs innocentes tricheries.

Dans le quartier, les gens ont coutume de dire : « La maison du Consul de France, c’est la maison du bon Dieu ; » cela est vrai surtout en ces paisibles après-midi des dimanches où les cornettes des religieuses viennent régulièrement apporter ici leur monacale blancheur. Et pour moi, combien c’était inattendu et combien c’est étrange de m’être laissé enfermer, pour ainsi dire, dans ce doux asile de repos monotone ! D’autant plus étrange que tout autour de ce jardin se déploie la splendeur d’un décor immense : le Bosphore, où l’on sent que va se jouer l’une des plus terribles tragédies mondiales, où le sang va couler à flots, où se prépare, hélas ! l’agonie d’un monde qui s’en va !... Les dahlias, les asters vont décidément mourir. Seuls, les liserons bleu-de-ciel persistent encore ; ils me rappellent ceux que je voyais, il y a dix ans, durer, malgré les premières gelées blanches, dans de pauvres jardinets de Chinois, au milieu des sinistres ruines de Tien-Tsin, semées de cadavres.

La paix reposante qui m’entoure me rend peu à peu la vie, et ma presque immobilité de malade me devient de plus en plus pénible, — surtout lorsque je pense que je suis en Turquie, que le cher Stamboul est là, dissimulé par la verdure jaunie d’un petit cap du voisinage. Il est trop loin malgré tout pour que je puisse y aller souvent ; mais, les jours qui ne sont pas dimanche, je loue une voiture sur la place d’Ortakeui et je