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vois, dans des terrains vagues, parmi de grands arbres, un coin de la muraille du palais impérial d’Yeldiz, qui, récemment encore, au temps du « Sultan Rouge, » répandait sur tout ce quartier son oppression et sa terreur. Mais ce que je regarde surtout, ce sont les choses qui se déploient à mes pieds ; c’est, directement au-dessous de moi, un autre jardin qui est, lui aussi, une longue terrasse et qui appartient à une vieille sultane, veuve du sultan Mourad ; on la voit quelquefois passer, voilée ou en tcharchaf, lente et les yeux à terre, suivie de ses petites esclaves circassiennes.

Plus bas encore que le nostalgique jardin de la veuve impériale, il y a la mosquée d’Ortakeui et enfin le Bosphore et, au delà des eaux, la côte d’Asie, toute rose à cette saison sous ses tapis de bruyères en fleurs.

Sur le Bosphore, à mes pieds, c’est le va-et-vient des navires ; mais les grands voiliers d’autrefois aux poupes relevées en château et naïvement peinturlurées, qui passaient en silence avec une lenteur majestueuse, font place de plus en plus aux bruyants paquebots, et les caïques, aux mouches à vapeur, — là aussi, l’Orient s’en va...

Dans le jardin de la Sultane, comme dans le nôtre, les feuilles jaunissent, les dahlias se penchent, les asters finissent leur floraison d’automne... Et je reste là, de longues heures, languissant à mon poste de malade, seul jusqu’au soir, jusqu’au moment où le jour baisse et le froid tombe... Quelquefois, j’ai cependant la visite d’un ami turc ; mes anciens domestiques, Hamdi et Djemil, viennent aussi me voir, ce qui me permet de reparler un peu la langue aimée.

Le personnel du Consul qui m’a recueilli se compose de deux fidèles vieilles servantes françaises, toutes deux gaies et drôles, m’entourant de soins maternels, de deux jeunes Croates, frères, de vingt ou vingt-cinq ans, aux yeux de velours, Niko. et Aleko, et puis d’un jardinier turc.

A la nuit, le Consul rentre, mon fils rentre aussi. Ils dînent ensemble ; moi, qui suis malade et ne dine pas, je monte au premier étage, dans le grand vieux salon arrangé à la turque, et c’est l’heure la plus nostalgique du jour. Suivant l’usage oriental, ce salon est prolongé par une partie vitrée, garnie d’un large divan, en surplomb sur le jardin ; de là, on domine, au premier plan, deux grandes maisons, celle de la Sultane veuve et