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Est-ce possible, dans mon Stamboul, me sentir exilé et perdu !

J’ai hâte que le soleil se lève ; dans le jour il me semble que cette impression d’exil me paraîtra moins forte. L’hôpital du Taxim, où je pourrai, alors, me faire conduire en une heure, si je le veux, sera au moins, pour moi, un coin de France.


Samedi 10 septembre.

Je conduis mon fils à la tombe de la petite amie de ma jeunesse. Le conduire là me semble bien un peu étrange. Mais son souvenir, à elle, en filtrant à travers les années, s’est tellement purifié, qu’il est pour ainsi dire dématérialisé.

Je veux que mon fils soit allé là, une fois dans sa vie, et je crois que si ce n’est pas aujourd’hui, ce ne sera jamais, car la fièvre augmente. Toute la nuit les musiques du Ramazan m’ont fait mal à la tête, et puis il me semblait que c’était la dernière fois que je les entendais, ces musiques qui me rappellent tant de souvenirs, — la dernière des dernières fois.

Une chaleur lourde, lourde, sous de grands nuages sombres, aux contours précis, comme s’ils étaient des choses consistantes qui vont tomber. Nous partons en voiture vers trois heures, accompagnés d’Osman. Longue route à travers les quartiers d’Ak-Seraï ; je suis tout vibrant de fièvre et, sur mon front, le fez turc pèse trop lourd. Enfin nous sortons par la « Porte d’Andrinople, » la vieille porte croulante, et nous voici dans la solitude infinie des cimetières.

C’est encore par la brèche, que je fais entrer mon fils dans celui des enclos à l’abandon où ma petite amie s’est décomposée depuis si longtemps, parmi les racines des cyprès. Quel ciel étrange et sinistre, obscur presque, avec cette chaleur accablante qui tombe sur le sol desséché !

Les stèles, leurs dorures et leurs blancheurs, me paraissent aujourd’hui encore plus fanées, encore plus mourantes... Je cueille des chardons bleus pour les mettre plus tard sur cette autre stèle pareille, que j’ai fait placer dans ma mosquée à Rochefort, si je ne meurs pas ici.

Avant de m’en aller, sans doute pour jamais, je veux me pencher et baiser la terre ; alors je dis à mon fils et à Osman de me précéder, de m’attendre là-bas contre la brèche du mur ; peut-être devinent-ils ce que je veux faire, mais tant pis... je me couche sur l’herbe sèche pour le baiser suprême : je regarde