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groupes sans visages, ni gêneurs, ni désapprobateurs pour les si innocentes distractions que l’on prend en ce lieu : causeries à voix basse en soufflant de temps à autre une spirale de fumée endormeuse...

Du reste, il en va de même dans tout ce Stamboul, dont la terre est pleine de rêveurs ensevelis et qui, au lieu de les dissimuler, les révèle au contraire, à chacun de ses carrefours, sur chacune de ses places ombreuses, par de discrètes compagnies de ces stèles toujours pareilles qui n’ont emprunté à la mort rien de son horreur, mais sa paix seulement et sa sérénité...

Autrefois, jamais je n’aurais osé entrer dans ce sanctuaire un peu farouche de Mahmoud-Pacha, que les touristes, Dieu merci, ne visitent pas. Mais les temps sont changés, et puis, je suis devenu tellement quelqu’un d’ici, que mes voisins de fumerie, assis aux petites tables, sur des tapis d’Orient, m’invitent d’eux-mêmes : « Pourquoi ne viendrais-tu pas avec nous, à notre prière ?... »

Le charme de tout cela l’emporte une fois de plus sur l’accablement de ma fièvre brûlante et je me lève pour les suivre dans la mosquée. Mais arrivé là, ne tenant plus debout, je m’agenouille et me prosterne comme les vrais fidèles, à l’appel chanté de l’Imam, — et je dois m’avouer que c’est surtout pour emprunter l’appui solide des dalles et la fraîcheur des nattes par terre...

Je suis complètement épuisé lorsque, la prière finie, les lampes suspendues aux voûtes commencent à s’éteindre et à ramener la pénombre un peu sépulcrale ; il faut donc regagner notre maison clandestine qui heureusement n’est qu’à deux pas...

Toute la nuit, les bruits du Ramazan qui, jusqu’au matin, emplissent Stamboul, compliquent d’une manière très lugubre mes songes de fièvre. Dans ces petits orchestres, qui passent en cortège sous mes fenêtres, puis vont se perdre au loin, au fond du dédale des rues, ce qui frappe surtout mon cerveau un peu délirant c’est leur caractère étranger ; ces mélodies que les musettes gémissent en mode mineur, ces rythmes que marquent les coups des énormes tambours, on sent que tout cela vient de l’Asie proche, et, même dans ce Stamboul, dont j’ai fait si longtemps presque ma patrie, tout cela m’apporte une impression d’exil que je n’aurais jamais attendue.