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SUPRÊMES VISIONS D’ORIENT [1]


Constantinople, lundi 5 septembre 1910.

Une grande fièvre, sans cause connue, vient presque soudainement m’anéantir et je reste étendu par terre, gisant comme un mort.

Au coucher du soleil, des musettes et de grands tambours caverneux, passant dans la rue, me rappellent que c’est le premier soir du Ramazan. En effet, bientôt un minaret, que j’aperçois à travers les grillages de mes fenêtres, prend son cercle de feux. Mon fils entre alors dans ma chambre et me dit de venir sur la terrasse, regarder avec lui tous les minarets de la Pointe du Sérail couronnés de leurs lumières de fête ; je me traîne jusque là-haut, pensant que, sans doute, je serai trop malade pour les voir demain.

L’air du dehors a rafraîchi un instant ma tête. Mais, toute la nuit, le grand tapage oriental du Ramazan me fait de nouveau affreusement souffrir. Ce grand tapage se complique, vers minuit, de ces sinistres cris des veilleurs à bâton, qui sont d’usage à Constantinople, pour annoncer les incendies et qui semblent toujours se prolonger au delà de la puissance des poumons humains : « Yangun va... a... ar ! » (il y a le feu ! )

Je décide, pendant mon insomnie, de partir demain matin pour l’hôpital français du Taxim, si je suis transportable.

  1. Copyright by Pierre Loti, 1921.
    Les premiers chapitres de ce journal intime avaient paru dans l’Illustration au début de la Grande Guerre, mais M. Pierre Loti avait été obligé de les suspendre au moment où il est parti lui-même pour le front. « N. d. l. R.)