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Il est possible que ces idées paraissent neuves en Angleterre : et L’histoire d’Ernest Pontifex, comme roman d’éducation, est curieuse à comparer avec celle de Stalky et de ses camarades, dans le fameux roman de Kipling, qui est à peu près contemporain de celui de Butler. On y verrait que si ces derniers ne sont pas beaucoup plus respectueux qu’Ernest des enseignements des professeurs, ils se conforment religieusement à une tradition et à une discipline, à une sorte d’esprit de corps et d’honneur professionnel qui forment en eux, au gré de Kipling, le meilleur du caractère de l’homme britannique. Ce qui est nouveau chez Butler, c’est que la morale de groupe y est décidément condamnée : la vérité lui apparaît comme une chose personnelle, contre laquelle la société est à l’état de conspiration. Famille, école, église, toutes les institutions légales et officielles n’ont d’autre fonction que d’étouffer ou de travestir la vérité, et d’écraser l’individu assez imprudent pour tenter de suivre la « nature, » ou, comme dit Butler dans sa langue d’ancien clergyman, pour « chercher le royaume de Dieu et sa justice » . Qu’un pareil égotisme produise chez nos voisins un effet de nouveauté, cela se conçoit ; il est naturel qu’il enchante le vieil enfant terrible qu’est M. Bernard Shaw, lequel a pris à Butler bien des choses dont on a coutume de chercher l’origine chez Ibsen ou Strindberg. Mais nous avons en France assez de ces maladies du moi pour être, sinon tout à fait vaccinés contre l’anarchie, du moins blasés sur les vertus de l’individualisme.

C’est pourquoi, en dépit de sa vogue présente, il ne nous semble pas que la gloire de Butler soit destinée à trouver beaucoup d’écho chez le public français. Butler se plaignait déjà de notre indifférence. Elle est fort naturelle. Butler nous apprend peu de chose. Son charme le plus personnel, celui de son style, qui rappelle la pure prose classique du XVIIe siècle, est tout à fait intraduisible. Son esprit, cette « légèreté » , dont il se sert, dit-il, comme d’un flotteur de liège, « pour empêcher de couler un gros poids de sérieux » , est trop une qualité de notre fonds pour que nous sentions le besoin de nous en fournir ailleurs. Lorsque Butler écrit que, dans la tentation de saint Antoine, le vrai tentateur, c’est le saint, dont la vertu était un défi au démon, ou que, dans l’histoire de saint Paul livré aux bêtes féroces, le miracle est que les bêtes aient pu en réchapper ; ou lorsque, retournant la parole de Jésus, il ricane : « Voyez les