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pour tracer d’eux, avec une férocité minutieuse, des caricatures de philistins et de pharisiens. Pas une fois il ne semble lui venir à l’esprit que ces braves gens ont pu cruellement souffrir de l’égoïsme de leur fils et de son inconcevable sécheresse de cœur.

Or il se trouve que l’effet produit par cette lecture est exactement inverse de celui que l’auteur en attendait. Le fait est que rien n’est insipide comme l’histoire d’Ernest Pontifex, le héros auquel l’écrivain prétendait nous intéresser ; les infortunes de ce clergyman qui se fait mettre en prison pour viol et qui finit par épouser une ancienne bonne de sa mère, ramassée dans la boue et devenue alcoolique, sont décidément hors d’état de nous émouvoir ou même de nous amuser un moment. On peut noter seulement que ces belles inventions sont antérieures à la « vague russe. » Au contraire, tout ce qui a rapport au ménage des parents et à la vie de l’aïeul paternel du héros, est charmant. L’histoire du mariage de Théobald et Christina, le baptême de leur fils, les rêveries de la mère, forment une peinture des mœurs bourgeoises et de la vie anglaise, peut-être inégalées depuis l’inoubliable Vicaire de Wakefield. Il est impossible de ne pas éprouver une vive sympathie pour la figure haute en couleur du vieux squire George Pontifex, ce bon vivant qui a des idées si catégoriques sur la supériorité de la langouste mâle, et pour son grand benêt de fils, le pasteur Théobald, si solennel et prudhommesque, si naïvement persuadé qu’il mène la vie évangélique, tout en étant si occupé des intérêts du siècle et de ses petites affaires. Quant à Christina, la mère d’Ernest, quelque peine que Butler ait prise pour démasquer ses petits travers, ses innocentes vanités et son aimable « illusionnisme, » qui n’est qu’une forme de sa tendresse éperdue pour les siens, on ne peut s’empêcher de la trouver délicieuse, avec son imagination, ses châteaux en Espagne, toute la vie romanesque dont elle réussit à parer les moindres circonstances de son existence et jusqu’à la personne du médiocre Théobald. Dès qu’un de ces personnages parait, avec son mélange si vivant de légers ridicules et de qualités excellentes, le roman s’anime et rappelle les meilleures pages de l’humour anglais ; tandis qu’en face d’eux, la figure du héros ne nous parait que celle d’un sinistre maniaque, d’un fantoche nul et prétentieux, d’une espèce de Pécuchet, qui nous assomme avec ses ambitions d’indépendance et son pédantisme de liberté.