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du caractère de Butler. Toujours il demeura le petit garçon qui se fâchait parce qu’il y avait du déchet dans le poulet et que Mme Butler cachait ses jambes. Il en voulait à la nature de tout ce qu’il faut rabattre des impressions de nos sens, et à la vie entière de tous les démentis qu’elle inflige aux idées et aux enseignements appris. Son orgueil ne souffrait pas d’être mystifié. Il séchait de la peur d’être dupe. Il avait le malheur d’être né esprit fort.

Qu’on imagine ce qu’un tel caractère peut produire chez un garçon destiné à l’Eglise et grandi dans le giron du clergé anglican. La crise de la foi, cet accident banal de la jeunesse du dernier siècle, devait être chez lui particulièrement grave. Les raisons qu’il en donne ne sont pas des plus fortes ; ses doutes sur la Résurrection sont d’un rationalisme enfantin qui faisait déjà sourire en 1860. Il eut l’honnêteté de se refuser à vivre d’un culte auquel il ne croyait plus ; mais il lui resta dans la vie cette attitude spéciale qui est celle des défroqués. Et toujours son intransigeant besoin de « vérité » devait le pousser étourdiment dans de nouvelles aventures. Un des livres qui exercèrent sur lui la plus grande influence, fut celui de Darwin sur l’Origine des espèces. Les meilleurs chapitres d’Erewhon, qui forment le noyau primitif du roman, ne sont qu’une rêverie « évolutionniste » sur l’avenir des machines. L’illustre savant, lié d’amitié avec la famille de Butler, goûtait vivement cette fantaisie. Mais voilà que Butler vint à s’apercevoir que la théorie de l’évolution, loin d’être, comme il l’avait cru, une création de Darwin, avait été esquissée depuis plus de cent ans par Buffon et Lamarck : voilà l’idole aussitôt détrônée ; du rang de penseur, le maître déchoit à celui de vulgarisateur, moins encore, à celui d’un grossier imposteur, qui exploite effrontément au profit de sa gloire un système dont il n’avait pas le mérite. De là une querelle où Butler n’eut pas le beau rôle et qui prouve d’ailleurs son incroyable légèreté. Aucun naturaliste n’ignore ce que la science doit à Lamarck et au génial auteur des Époques de la nature. Darwin n’était pas responsable des étonnements de Butler. Celui-ci ne mettait pas les rieurs de son côté quand il s’attaquait à un homme de réputation universelle : c’étaient les piqûres d’un insecte, celles d’un Fréron contre Voltaire. En traitant Darwin de « Pecksniff, » — comme nous dirions : de Tartuffe, — il ne faisait qu’aggraver son cas et