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de cet original qui prenait sur chaque sujet le contrepied de tout le monde. Il devait tenir cette série d’incarnations disparates pour les efforts d’un brouillon qui cherche à se singulariser. Mais si Butler avait compté sur ce moyen de succès, il faut convenir qu’il avait fait un fort mauvais calcul. L’ironie est déjà quelque chose d’inquiétant ; le décousu et le caprice achèvent de tout gâter. Le lecteur aime les talents à ligne définie et les catégories bien nettes ; il ne supporte guère que l’on ait, comme on dit, tant de cordes à son arc. Ainsi Butler, en croyant multiplier ses chances, ne faisait que les compromettre à plaisir ; son inconsistance empêchait de le prendre au sérieux. Il réussissait seulement a se brouiller tour â tour avec toutes les puissances qui étaient en état de faire les réputations, s’aliénant successivement l’Eglise officielle et la chapelle des Darwinistes, qui formait comme une seconde Eglise nationale, et enfin s’attirant la haine des universitaires par sa critique subversive d’Homère et de Shakspeare.

Le fait est que jamais Butler ne devait plus de son vivant retrouver la faveur qui avait souri à son premier livre. Chacun des suivants ne rencontrait plus désormais qu’un accueil de plus en plus glacial. C’était une collection de fiascos, une suite de livres morts-nés, qui rappelle les « fours » de l’auteur d’Armance et de l’Amour.

Il soutirait cependant de sa mauvaise étoile. Il était vexant d’être, à l’âge de soixante ans, l’auteur le plus invendable d’Angleterre. Butler en trouvait la raison : il n’avait jamais invité aucun critique à déjeuner. Il finissait pourtant par tirer une consolation amère de son sort opiniâtre d’écrivain méconnu. Il en appelait à la postérité et, — toujours comme notre Stendhal donnant rendez-vous à la gloire en 1880, — il se flattait que l’avenir le vengerait du présent. Dans son dernier ouvrage, revenant après de longs déboires au thème qui lui avait valu l’unique succès de sa carrière, il faisait un Nouveau voyage au pays d’Utopie. Et il imaginait que sa personne, ou plutôt son souvenir, y était devenu dans l’intervalle l’objet d’une religion nouvelle, qui avait remplacé le vieux culte d’Ydgrun, si bien qu’il assistait tout vif à sa propre apothéose sous le nom mythique de Sunchild ou de Fils du Soleil...

Ce nouveau Voyage d’Erewhon paraissait en 1902, l’année même de la mort de Butler. Et l’année d’après, la publication