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Tel était ce livre piquant, semé de vues profondes, et l’un des plus charmants ouvrages satiriques d’une littérature illustrée par les immortels pamphlets du doyen Swift. Aussi le roman d’Erewhon fut-il assez bien accueilli pour qu’une seconde édition, accrue de quelques nouveaux morceaux, suivit de près la première, et qu’une traduction en langue néerlandaise, puis une seconde en allemand, le fissent connaître à l’étranger, sans que, du reste, la renommée de l’auteur en devint jamais populaire[1]. Je crois qu’en France le nom de Samuel Butler a été prononcé pour la première fois vers 1883 par James Darmesteter, dans un morceau que je n’ai d’ailleurs pas retrouvé dans le recueil de ses Etudes anglaises. Ce nom continuait à être pour l’étranger, et pour la plupart des Anglais même, celui de l’auteur d’Hudibras ; à moins que quelques hellénistes se souvinssent d’un Samuel Butler, évêque de Lichfield et grand-père de notre écrivain, lequel avait donné une savante édition d’Eschyle en neuf volumes : car il se trouve qu’en Angleterre Eschyle a le privilège d’être édité par des évêques.

Et peut-être la versatilité de notre auteur ne faisait-elle qu’ajouter à la confusion ; car on voyait le même Butler (mais était-il possible que ce fût bien le même ? ) tantôt exposer des peintures à la Royal Academy, tantôt publier un recueil de Gavottes pour piano, et même faire jouer un « oratorio-bouffe » intitulé Narcisse, où il avait tenté d’unir sa double passion pour Haendel et pour Offenbach. Il y avait de quoi dérouter. Et comme si ce n’était pas assez de tant de fers sur le feu, on apprenait que ce peintre se mêlait d’exégèse ; ou bien on recevait l’écho de sa querelle avec Darwin sur les lois de l’évolution ; jusqu’à ce que ce touche-à-tout, non content d’avoir « inventé » un chapitre inédit de l’histoire de la Renaissance, en consacrant plusieurs volumes au sanctuaire de Varallo, se mît en devoir de bouleverser la critique homérique ou de remuer l’éternelle question des sonnets de Shakspeare.

Nul doute que le public eût renoncé à suivre une humeur si mobile, quand même il n’aurait pas été rebuté par les espiègleries

  1. Une traduction française d’Erewhon a paru récemment à la Nouvelle librairie nationale. La traduction néerlandaise date de 1873 et la version allemande de 1879. On vient de traduire aussi dans la même collection The way of all flesh. On ne peut s’empêcher de remarquer que les ouvrages de Swift étaient traduits en français dès 1721 et 1727, un an après leur publication en anglais.