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sans que cela nuisit à la considération. En revanche, la mauvaise santé et surtout la maladie grave étaient tenues pour des désordres qui appelaient la vengeance des lois. Une fièvre typhoïde, une phtisie étaient de véritables crimes. Pour ces forfaits, pas de pardon. Le malade s’entendait brutalement condamner. L’auteur citait de terribles exemples de ces arrêts.

Entre autres coutumes singulières, les Utopiens avaient encore plusieurs institutions étranges, telles que ces « Collèges de Déraison, » où la jeunesse passait ses plus belles années à étudier des langues mortes depuis longtemps, et à s’instruire dans la connaissance des Sciences hypothétiques ; il y avait aussi les « Banques musicales, » magnifiques monuments d’une antiquité vénérable où était émise, aux sons de l’orgue, une monnaie spéciale, qui cependant n’avait plus cours dans la vie ordinaire, sans que cette circonstance eût altéré le pouvoir de ces séculaires maisons de crédit. Mais le trait le plus curieux de ce surprenant pays, c’était la proscription, sous les peines les plus sévères, de tout instrument mécanique. C’est ainsi que notre voyageur, ignorant les lois de l’Etat, s’était vu jeter en prison parce qu’on l’avait trouvé possesseur d’une montre. Il apprit bientôt la raison de cette coutume inexplicable.

Erewhon avait connu, en effet, de longs siècles avant nous, une civilisation industrielle qui laissait bien loin en arrière celle de l’Europe moderne. Des sages jetèrent le cri d’alarme. Effrayés de la concurrence dont l’homme était menacé par l’ouvrage de ses mains, ils virent le moment où la race serait réduite à l’esclavage et « serait à la machine ce que les animaux domestiques sont à l’homme. » Les progrès de la mécanique faisaient prévoir le jour où celle-ci deviendrait la reine de l’univers, reine monstrueuse, dont l’homme ne serait plus que l’humble parasite. La crainte de cet avenir inspira aux Utopiens une résolution héroïque : toutes les machines furent détruites, ainsi que tous les livres de science et tous les instruments qui servaient à les produire ; on ne conserva que celles qui dataient de plus de trois siècles avant la visite de l’explorateur. Des guerres sanglantes suivirent cette révolution. Fuis la paix s’était rétablie, et l’Etat d’Erewhon jouissait désormais d’une félicité où seules les ruines d’une gare de chemin de fer et quelques débris de machines recueillis dans les musées témoignaient de l’ancienne barbarie abolie...