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Sans doute une constitution ne vaut que par la manière dont elle est appliquée. Le seul fait que le nouvel ordre de choses a été accepté sans protestation et a reçu une réalisation partielle révèle un prodigieux changement.

L’idée de nationalité que la loi du 19 janvier 1869, applicable dans toutes les parties de l’empire ottoman, fit entrer dans ce droit public fut encore plus caractéristique de l’esprit nouveau et plus riche en conséquences que celle d’égalité. Auparavant tous les musulmans étaient considérés comme les sujets du souverain musulman du territoire où ils se trouvaient, quels que fussent leur origine et leur domicile. Théoriquement, tous les musulmans sont compatriotes, appartenant tous, quels que soient leur lieu de naissance, leur domicile bu leur race, à la communauté fondée par le prophète ; soumis à la souveraineté théorique de son khalife, ils jouissent des mêmes droits et sont soumis aux mêmes obligations partout. Que le monde islamique ait pu être partagé en souverainetés indépendantes du khalife, qu’il ait dû, à partir de 1258, se passer de khalife, ce sont là des faits anormaux, antijuridiques, qui n’avaient jamais été reconnus par les ulema ; que des populations islamiques fussent un jour gouvernées par des infidèles, ceux qui ont élaboré la doctrine orthodoxe n’ont même pas envisagé cette éventualité. La loi de 1869 admet toutes ces situations, elle en règle les conséquences en reproduisant les dispositions du Code français. Elle distingue l’allégeance de la religion. La qualité de musulman ne suffit plus à conférer celle de sujet du sultan. Désormais un musulman peut perdre la nationalité ottomane et acquérir une nationalité étrangère. Cette loi visait seulement à réprimer l’abus de naturalisations étrangères qu’obtenaient souvent à deniers comptants les sujets du sultan en vue de bénéficier de privilèges reconnus aux Européens par les Capitulations ; elle eut un effet beaucoup plus vaste : en distinguant nettement au moyen des circonstances matérielles de la naissance, de la filiation, du mariage..., les nationaux des étrangers, elle a donné une base juridique à la nation et un support au sentiment patriotique qui commençait déjà à devenir conscient.

Ce sentiment fut très longtemps masqué chez les musulmans par ceux de leur appartenance à la société islamique qui formait à leurs yeux un seul peuple, momentanément divisé,