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du musicien et, sans rien connaître encore de sa musique, il me plaisait d’imaginer ce que pourrait donner une sensibilité aussi vive, lorsqu’au lieu de se traduire en paroles, elle s’exprimerait par les sons.

Je ne tardai point à l’apprendre. Laparra me pria de venir écouter un drame lyrique dont il avait écrit, sur un sujet espagnol, le poème et la partition. C’était au fond des jardins de l’Académie, dans un pavillon retiré qu’on nomme San Gaetano. Nous avons passé là bien des heures, lisant et relisant ensemble cette Habanera qui tout de suite m’avait frappé. Heures brillantes du jour, surtout de certains après-midi de dimanche, où les rumeurs d’une foule italienne, allant et venant sous la fenêtre, se mêlaient à la vie populaire de l’Espagne, évoquée par les sons ; heures silencieuses des minuits romains, où le sombre éclat de la musique paraissait encore plus sombre. L’œuvre peu à peu me devenait familière. Depuis, réalisée au théâtre, elle ne m’a point surpris. Elle m’a déçu moins encore et je n’ai fait que mieux sentir, éprouvées par le temps et plus sûres, les raisons que tout de suite j’avais eues de l’aimer.

On ne saurait assez le redire aux Romei, comme on appelait jadis les visiteurs ou les pèlerins de Rome : avides de la contempler, ils oublient de l’entendre. Qui me rendra les avrils romains, vibrants de musique autant que de lumière ! Une fois, j’ai presque dû me défendre de leurs sortilèges. Sur la terrasse du Pincio, j’écoutais un orchestre militaire jouer l’ouverture de Léonore. Je reconnus à peine le chef-d’œuvre beethovénien, ou plutôt je fus près de le méconnaître. Les choses, le temps et le lieu me le rendaient étranger, pour ne pas dire importun et contraire. Sous les palmiers, il me paraissait trop grave et la sombre héroïne n’arrivait pas à triompher de l’enchantement doré du soir.

Dans un méchant petit théâtre, le Trovatore ou Rigoletto me ravissait. De médiocres artistes chantaient cela pour de petites gens. Mais comme les uns et les autres comprenaient, sentaient cette musique ! En eux, en elle, quel mouvement, quel feu, quelle vie ! Comme elle paraissait bien là, dans ce « milieu, » ce qu’elle est en réalité : non le produit de la méditation profonde, mais le jet de l’improvisation passionnée ! A la sortie du théâtre, des voix jeunes et chaudes se répondaient sous les étoiles et le refrain du duc de Mantoue se mêlait au chant de la