Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 64.djvu/650

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Beethoven : « Mon royaume est dans l’air. » Et je me disais que du haut de cette galerie aérienne, dans l’atmosphère de ces nefs, Charles Bordes avait sinon créé, tout au moins rétabli, pour nous l’ouvrir à tous, un royaume sonore que nous connaissions à peine avant lui. Par lui fut honoré, j’allais écrire adoré, l’on sait avec quelle foi, quel amour, le double idéal de la musique purement religieuse, la monodie grégorienne et la polyphonie alla Palestrina. De plus, apôtre deux fois, à l’égal de l’Eglise, il aima le peuple, le servit et ne dédaigna point ses chants. Je me souviens de l’une de nos premières rencontres. C’était par un triste matin d’hiver, dans une pauvre salle, ou plutôt une mansarde attenante et comme appliquée à la muraille du sanctuaire et qui servait de « psallette » aux Chanteurs de Saint-Gervais. Là, sans autre secours que sa voix, laquelle était chétive, et qu’un harmonium encore plus misérable, mon ami me fit entendre deux sublimes pages de Schutz : le Dialogue de Pâques (entre le Christ et Madeleine) et ce Venite ad me, omnes qui laboratis, où la musique, miséricordieuse et vraiment divine, appelle tous ceux qui souffrent et leur promet de les consoler. Je lisais alors la Philosophie de la musique, de Mazzini. J’y avais reconnu que la devise du politique, Dio e il popolo, fut celle aussi du musicien. Le plus grave reproche que Mazzini adresse à la musique, et qui contient tous les autres, c’est d’avoir trahi sa vocation religieuse et populaire, d’avoir oublié l’amour divin et l’amour du peuple. L’un et l’autre animaient les deux chefs-d’œuvre du vieux maître que Bordes me révélait, et de l’un et de l’autre je sentis ce jour-là que l’âme vraiment chrétienne de leur jeune interprète était également possédée.

Autant il avait le sentiment, ou le « génie du christianisme, » autant Bordes en pratiquait les vertus. Sincèrement humble, pauvre avec délices, mais avec magnificence, oublieux et désapproprié de lui-même, sa foi souleva des montagnes et la fermeté de son espérance n’eut d’égale que l’ardeur de sa charité. Le jour de ses funérailles, nous suivions en esprit l’Oraison dominicale que le prêtre, tout bas, récitait à son intention. Et nous songions que d’abord il a vraiment sanctifié le nom du Père qui est aux cieux. Dans le domaine, ou dans l’ordre esthétique, il a tout fait pour que son règne arrive. Parce qu’il ne demandait au Seigneur que son pain quotidien, celui-ci du moins ne lui manqua jamais. Comme il pardonnait à ceux qui l’avaient