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l’œuvre de Meyerbeer par exemple, préfèrent le troisième acte de l’Africaine, parce qu’il se passe sur un vaisseau.

La nuit tombée, je descendais au poste des « aspirants. » George Sand a raconté quelque part qu’un soir de juin à Nohant, dont Liszt et Chopin étaient les hôtes, on fit porter le piano dans le jardin. Jusqu’à l’aube, les deux maîtres jouèrent tour à tour et les rossignols tantôt s’égosillaient à leur répondre, tantôt se taisaient pour les écouter. Il n’y avait sur notre navire ni virtuoses, ni rossignols ; mais les hublots laissaient entrer les souffles du large et les clartés de la nuit. Pas de salle de théâtre, pas de tréteaux ni de quinquets, pas de public indifférent et bavard. L’art et la nature seuls mêlaient autour de nous, en nous, leurs influences sacrées. Au-dessus du piano, juste à l’arrière du navire, « l’œil » s’ouvrait tout grand, orifice circulaire qui, les jours de manœuvre ou de combat, livre passage au tube lance-torpilles, et sert, le reste du temps, de fenêtre principale au poste. Les étoiles traversaient le cercle tour à tour et la lune venait parfois encadrer son globe d’argent sous l’énorme paupière de cuivre. Les jeunes hommes étaient assis ou couchés au hasard. Les uns sommeillaient sur des coussins ; d’autres fumaient, attentifs ; de quelques hamacs bercés doucement sortaient déjà des paroles de rêve. Le navire semblait se taire et ralentir sa marche pour jouir de la musique et de la nuit. Une mélodie s’élevait : « Le ciel est bleu ! La mer est immobile et claire [1]. » Ou cette autre : « Ma bien-aimée est enfermer dans un palais d’or et d’azur [2]. » Le murmure des vagues, comme un applaudissement léger, répondait aux notes de cristal et l’on eût dit que les Sirènes reconnaissaient leurs chansons.

Dans la mémoire de chacun de nous il est des lieux consacrés, presque des lieux saints. Quand vient le soir de la vie, de la vie esthétique et de l’autre, nous y faisons volontiers, idéal ou réel, un dernier pèlerinage. Au lendemain du sacrilège allemand, j’ai voulu revoir l’église Saint-Gervais. Une fois encore, avec une émotion ravivée par le crime ennemi, j’ai lu sur le marbre le nom de Charles Bordes, l’humble et grand artiste qui fut un de mes amis les plus aimés. En regardant la « tribune, » par lui naguère harmonieuse, je méditais l’admirable parole

  1. Bizet, Les Pêcheurs de perles.
  2. Id., ibid.