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« couleurs » qu’on hisse ou qu’on amène. Les clairons encore sonnent les repas, les exercices et les corvées. Ils sonnent quand est « paré » le canot qui va nous conduire à terre. Le dimanche matin à la messe ; tous les soirs, avant la prière, ils sonnent, — je me trompe, ils sonnaient autrefois. La nuit, quand nous revenions, de tous les navires en rade une voix nous hélait au passage : les cloches de bord « piquaient » au loin les heures tardives et les cris des sentinelles : « Bon quart tribord ! Bon quart bâbord ! » se croisaient à la surface des eaux.

Un soir, nos musiciens répétaient leur programme du lendemain, jour de fête et de fête dansante. La répétition avait lieu dans la rotonde où s’abritent les grosses pièces d’artillerie. La salle, aux parois de fer, était à peine éclairée et très chaude. Les hommes, des mécaniciens pour la plupart, noirs de graisse, de fumée et de charbon, la veste ouverte sur la poitrine en sueur, soufflaient dans les tubes de bois et les cylindres de cuivre. Derrière eux on entrevoyait les canons accroupis, et les reflets de la lampe tremblaient sur leur torse énorme et sur leurs reins d’acier. Mais le lendemain, dans le port d’Alger, quelle lumière et quelle gaité ! Qu’ils jouèrent bien, les marins, et par quel beau dimanche ! On dansait sur le pont, à l’abri d’un vélum fait avec des pavillons de toutes les nations du monde, et là-haut, à travers le dais multicolore, on apercevait le ciel, dont l’immense pavillon d’azur enveloppait tous les autres.

Que de musique devant Barcelone, où s’étaient donné rendez-vous les escadres, — fraternelles en ces temps lointains, — de l’Europe entière. Quand les salves de fête avaient cessé, les échos de la rade se renvoyaient les hymnes de tous les peuples. S’il se faisait une heure de silence, Francis Planté, de passage à Barcelone, en profitait pour nous charmer.

Pendant les longues et toujours calmes traversées, les heures délicieuses entre toutes étaient celles du soir. Alors, il est vrai, nous n’avions plus d’autre pianiste que nous-même. Mais la musique, sinon le musicien, se faisait encore écouter. Nos soirées musicales se partageaient d’habitude en deux séances : l’une chez le commandant, l’autre chez les « midships. » Le chef d’abord ; après lui, ses plus jeunes officiers. Je le vois encore, notre commandant, assis près du piano, vêtu de blanc, les cinq galons d’or brillant au revers de ses manches. Il avait le sens et le goût de la musique, n’étant pas de ces marins qui, dans